A Nice, le business ne sent pas toujours la vertu…
Vive le réchauffement climatique : c’est bon pour le business !
A Nice, on aime le surtourisme, les hôtels de luxe, le clinquant, les statues imposantes d’animaux puissants (aigle, les œuvres d’Orlinski : Kong, Standing Bear, T Rex ou encore Crocodile), les personnages « forts » (Napoléon – l’empereur guerrier, Adolphe Thiers – le briseur de la Commune en 1871, Jacques Médecin – le maire multi-corrompu, Charles Pasqua – le ministre au style mafieux inimitable, Nicolas Sarkozy – le président au Kärcher – et bientôt au bracelet ?, etc.), mais surtout, par-dessus tout, le business. « On » : traduisez le maire Estrosi et sa bande. Que sa ville soit frappée d’un taux de pauvreté de plus de 21% n’est pas un sujet. Parce que le business prime.
Sur le quai Rauba Capeu, on devrait voir « I love Business » plutôt que « I love Nice »…
Ainsi donc, Estrosi est devenu expert en organisation de grosses rentrées politiques (« les plus grosses », comme dans les concours de collégiens à l’école) et de grands événements aux titres grandiloquents. Parmi ceux-ci, le « Nice Climate Summit » est annoncé comme le 1er événement international consacré à la biodiversité et au climat. Rien de moins. Notons la pratique de la langue anglaise, vecteur du business mondial. Car Estrosi exploite l’écologie comme un levier de business ! Il l’affirme d’ailleurs régulièrement : l’écologie doit être au service de l’économie. Diantre !
Après plusieurs éditions du « Transition Forum », très critiquées (pour greenwashing) par les associations écologistes et les citoyens locaux, voici donc le « Nice Climate Summit », dont le 1er exemplaire s’est déroulé les 28 et 29 septembre 2023. Ce « sommet » a été organisé par la Métropole Nice Côte d’Azur, la Ville de Nice et La Tribune, et s’est vu sponsorisé par … TotalEnergies, grand producteur d’énergies fossiles et le Crédit Agricole, grand financeur des projets pétroliers et gaziers. Intéressons nous à La Tribune, car le maire de Nice apprécie beaucoup les journaux économiques et conservateurs (ex : Le Point, dirigé par son copain Etienne Gernelle).
Il est temps de rentrer dans le labyrinthe !
Premier point : La Tribune est un journal économique et financier français créé en 1985, filiale du groupe Hima, possédée à 100 % par Rodolphe Saadé depuis le 27 juillet 2023 à travers sa société CMA-CGM Médias.
Deuxième point : Rodolphe Saadé, né le 3 mars 1970 à Beyrouth, est un chef d’entreprise et milliardaire franco-libanais, fils de Jacques Saadé, lui-même fondateur du groupe CMA. Après avoir obtenu un diplôme en Commerce et Marketing à Montréal, Rodolphe a commencé ses activités de commerce au Liban et en Syrie.
Troisième point : un peu d’histoire. Le père, Jacques Saadé, a lancé ses affaires en France en 1978, après avoir fui la guerre civile au Liban, ouvrant les premières lignes de fret maritime avec la Chine, devenue atelier du monde. Ce même Jacques Saadé a lui-même hérité d’une grosse affaire familiale. En 1996, le gouvernement français d’Alain Juppé privatise à outrance, et brade la Compagnie générale maritime (CGM), héritière des messageries maritimes et de la compagnie générale transatlantique. Ainsi, CGM est offerte, à un prix symbolique, à CMA, la compagnie de Jacques Saadé. Juste avant la cession, l’Etat français avait renfloué la CGM à hauteur de 1 milliard de francs (avec l’argent des Français-es). Dans la foulée, Jacques Saadé s’est d’ailleurs vu mis en examen pour « abus de biens sociaux, faux et usage de faux, présentation de faux bilans et escroquerie »… Parfum de polar : lors d’une perquisition policière dans ses locaux, un carton d’archives a été subtilisé par deux individus. Ce carton portait le numéro 278 : « CGM privatisation huit dossiers spéciaux »[1]…
Affaires malodorantes et ruissellement d’argent public
Nous évoquons le dossier de la CMA-CGM, et de la vente très complaisante de la CGM par l’Etat, dont a très largement bénéficié le clan Saadé, mais trouvons aussi des éléments intéressants du côté de MSC, autre armateur majeur, prouvant la collusion opportuniste fréquente entre les milieux politiques et affairistes. Alexis Kohler, secrétaire général de l’Élysée, a ainsi été mis en examen pour « prise illégale d’intérêts » le 23 septembre 2022, étant soupçonné d’avoir « participé » à des décisions sur l’armateur MSC, lié à sa famille : la mère d’Alexis Kohler, cousine de Rafaela Aponte, est en effet elle-même épouse du fondateur du groupe Gianluigi Aponte (MSC). L’ardoise de MSC pour l’Etat, selon Mediapart, se chiffrerait à 2,6 milliards d’euros. Le ruissellement, comme disait Emmanuel Macron. Mais vers les milliardaires…
Selon le rapport 2022 des chercheurs de l’Institut de recherches économiques et sociales (IRES), les entreprises privées ont touché de l’Etat français (et donc des contribuables que nous sommes) 157 milliards d’euros, soit ¼ du budget français (582 milliards pour la LFI 2024). Au titre de crédits d’impôts, exonérations de cotisations, subventions et aides diverses. 157 milliards représentent 58 fois le budget de la Santé ou 1,8 fois celui de l’Education. Des milliards manquants (largement convertis en dividendes et non en emplois) qui, pourtant, règleraient beaucoup de problèmes ! Rappelons aussi qu’en 2019, le CAC40 a versé en dividendes de quoi financer 12 « trous de la sécu »[2].
Les milliardaires nous coûtent un pognon de dingue, et certains osent encore parler d’économie libérale ou de loi du marché ? Est-ce une (mauvaise) plaisanterie ?
Le transport maritime : un océan de bénéfices
En 1994, le fils, Rodolphe Saadé, a rejoint le groupe CMA-CGM dirigé par son père (parce que c’était le meilleur sur le marché ?), exerçant diverses fonctions à New York et Hong Kong avant de s’installer au siège de l’entreprise à Marseille. Entre 1997 et 2004, il gravit les échelons au sein de l’entreprise, avant d’être nommé directeur général, puis PDG, du groupe CMA-CGM en 2017. Ainsi donc, depuis 2017, Rodolphe Saadé dirige le groupe CMA-CGM, l’un des leaders mondiaux du transport et de la logistique. Le transport maritime est dominé par 4 géants mondiaux : MSC (famille Aponte, 17% du marché mondial de porte-containers), Maersk (famille Moller), Cosco (propriété de l’Etat chinois) et CMA-CGM (famille Saadé)1.
Comme tout bon capitaliste qui se respecte, Rodolphe s’intéresse aussi aux médias (allez savoir pourquoi…) et devient propriétaire des journaux La Provence, Corse-Matin et La Tribune. Aurait-il attrapé le même virus que Xavier Niel, ou, mieux, que Vincent Bolloré ? Les médias serviraient-ils à colporter leur storytelling tout à leur gloire ?
La famille Saadé est l’une des plus riches de France et du Liban, avec une fortune estimée à 41,4 milliards de dollars[3]. En 2019, sa fortune professionnelle était estimée par Forbes à 9,2 milliards d’euros, ce qui le classait 8ème milliardaire français. Celle-ci connaît une augmentation très importante en raison de la crise du Covid-19 (surchauffe du transport maritime et désorganisation des chaînes logistiques mondiales) qui augmente fortement le prix du transport maritime, elle est estimée à 36 milliards d’euros en 2022, soit une augmentation de 600 % en un an !
CMA-CGM est devenue en 2021 l’entreprise française qui a dégagé le plus de bénéfices, devant TotalEnergies. Des bénéfices largement tirés de l’opportunisme et de l’inflation qui ronge le portefeuille des Français.
Saadé, un héros de la méritocratie républicaine, ou un héritier milliardaire ?
Comme souvent dans ces histoires, la méritocratie républicaine ne ressort pas de façon flagrante. Les trois enfants de Jacques Saadé se partagent 70 % du capital de CMA-CGM :
- Rodolphe est le Big Boss (merci Papa),
- Sa sœur Tanya est directrice générale déléguée du groupe et présidente de la fondation CMA-CGM, précédemment dirigée par sa mère,
- Et Jacques Junior dirige le pôle immobilier du groupe.
Sur les 100 premières fortunes de France classées par Challenges en 2022, 60 proviennent d’un héritage direct. Le magazine britannique Financial Times a publié en 2021, une étude démontrant que 80% de la richesse des milliardaires français étaient dus à l’héritage. La France est la championne mondiale de la fortune héritée.
Le patrimoine financier des 63 premières grandes fortunes françaises, parmi le club des « 500 familles » à grosse fortune, émet autant de gaz à effet de serre que la moitié de la population française. Parmi elles, les champions sont Gérard Mulliez (Auchan), Emmanuel Besnier (Lactalis) et … Rodolphe Saadé (CMA CGM), 3ème fortune de France.
Le journal La Tribune (Saadé) organise donc un sommet climatique avec Estrosi à Nice
En février 2022, l’empreinte carbone du patrimoine financier de Rodolphe Saadé et de sa famille représentait 23,1 millions de tonnes d’équivalent CO2, en 2ème position du classement des milliardaires français présentant la plus grande empreinte carbone financière française établi par Greenpeace et Oxfam.
Résumons : le Nice Climate Summit, fer de lance de l’écologie estrosienne, est co-organisé par un milliardaire dont le patrimoine émet 23 millions de tonnes de CO2 par an. Ce même sommet est sponsorisé par TotalEnergies dont l’empreinte interne (scopes 1 et 2) est de 40 millions de tonnes d’équivalent CO2.
A eux deux-seuls (sans compter le Crédit Agricole et d’autres participants), ce sont 63 millions de tonnes de CO2 qui sont émises chaque année par ceux qui prétendent s’intéresser au climat. 63 millions de tonnes représentent 45 fois les émissions de 2021 de la ville de Nice…
Et vive le réchauffement climatique, pourvoyeur de jolis sommets et autres forums du business international !
[1] Source : « Parasites » de Nicolas Framont, 2024
[2] Source : « Le véritable coût du capital », Frustration magazine, 24 janvier 2020
[3] Forbes, 28 février 2023