Le capitalisme est-il moral ?
Dans ses réflexions éclairantes sur le rapport entre morale et économie, à la question-titre « Le capitalisme est-il moral ? », le philosophe André Comte-Sponville répondait en 2004 que le capitalisme n’est ni moral ni immoral, mais … amoral. Nous vous proposons une courte synthèse de son ouvrage, très incomplète naturellement.

Partageons quelques-unes de ces réflexions :
- Tout est politique, mais la politique n’est pas tout.
- La politique, par définition, est conflictuelle.
- La morale et la politique sont deux choses différentes, l’une et l’autre nécessaire.
- En schématisant : la question politique traite celle du juste et de l’injuste, la question morale, celle du bien et du mal, et la question spirituelle, celle du sens et du non-sens.
- L’effondrement du bloc soviétique n’est pas le triomphe du capitalisme.
- Le cadeau empoisonné du capitalisme est qu’il jouit d’un quasi-monopole idéologique, sans avoir besoin de sens pour fonctionner, contrairement aux individus.
- La sécularisation de nos sociétés modernes induit la disparition de la guidance religieuse à la question « Que dois-je faire ? ». Nous avons d’autant plus besoin de morale que nous avons moins de religion : si la religion disparaît, la question morale revient au premier plan.
- La dissolution du lien social et le triomphe de l’individualisme (cocooning), créateur de ‘’bons consommateurs’’, sont compatibles avec le capitalisme.
- La mode de l’’’éthique d’entreprise’’ : version managériale du ‘’retour de la morale’’. L’éthique améliore l’image de l’entreprise (‘’markethique’’), donc les ventes : « Ethic pays ». Or le propre de la valeur morale d’une action, c’est le désintéressement.
- A force de mettre l’éthique à toutes les sauces, de la diluer et de l’instrumentaliser, elle n’est plus présente nulle part.
Quatre ordres : une grille d’analyse pour clarifier nos réflexions
André Comte-Sponville, que nous vous invitons à lire dans le texte (notamment cet ouvrage), définit ensuite quatre ordres, qui permettent d’y voir plus clair sur la question morale et éthique, ainsi que la question des limites :
- L’ordre techno-scientifique et économique : opposition du possible et de l’impossible.
Quelles limites pour la biologie (clonage, génie génétique, etc.), pour l’IA (non évoquée en 2004), pour le nucléaire (armement), pour l’économie, pour la loi du marché et le capitalisme ? Sachant que « Tout le possible sera fait, toujours » (loi de Gabor), à la condition qu’il y ait un marché. Aucune notion de décence ou de morale dans cet ordre, qu’il faut donc limiter de l’extérieur.
2. L’ordre juridico-politique (la loi et l’Etat) : opposition du légal et de l’illégal.
Mais aucune loi n’interdit l’égoïsme, le mépris, la haine, la méchanceté (spectre du ‘’salaud légaliste’’). Cet ordre n’interdit pas la dérive autoritaire ou la fascisation (l’Histoire le démontre, avec, par exemple, le régime de Vichy et ses lois antijuives, valides juridiquement) : la souveraineté du peuple n’a pas de limites, mais elle doit avoir des bornes. Il faut donc limiter cet ordre de l’extérieur.
3. L’ordre de la morale : l’ensemble de ce qui est moralement acceptable (le légitime) est plus restreint que l’ensemble de ce qui est juridiquement envisageable (le légal). Il faut donc résister, par amour de la vérité, de la liberté et de l’humanité : rationalisme, laïcité, humanisme (en somme, l’esprit des Lumières). Cet esprit de résistance a été réfléchi par les philosophes Spinoza, Alain et bien d’autres penseurs (Marx notamment). Alain disait que par l’obéissance, le citoyen assure l’ordre, et par la résistance, il assure la liberté. Obéissance et résistance : les deux vertus du citoyen. Mais l’individu a plus de devoirs que le citoyen. La morale est l’ensemble de ces devoirs, gardant cependant cette distinction à l’esprit : être moral, c’est s’occuper de son devoir, tandis qu’être moralisateur, c’est s’occuper du devoir des autres. Mais Comte-Sponville précise que celui qui respecte toujours à la lettre la loi morale se comporte comme un pharisien. Il lui manque l’essentiel : l’amour.
4. L’ordre éthique : l’ordre de l’amour. Opposition de la joie et de la tristesse.
Bien que morale et éthique soient interchangeables étymologiquement, l’auteur propose de distinguer la ‘’morale’’ (ce que l’on fait par devoir) de l’’’éthique’’ (ce que l’on fait par amour). L’amour, dès qu’on sort du cercle des proches, ne brille guère le plus souvent, que par son absence. C’est dans cet ordre éthique que se rencontrent les trois amours : de la vérité, de la liberté et de l’humanité et du prochain.
Aucun de ces ordres n’est suffisant, mais ils sont tous nécessaires. André Comte-Sponville tente un 5ème ordre : l’ordre du surnaturel et du divin, mais revendiquant son athéisme, il n’en fait pas une possibilité.
Le capitalisme est-il moral ?
Cette clarification faite, l’auteur s’attaque à la question centrale de son ouvrage : le capitalisme est-il moral ? Prétendre que le capitalisme est moral, ce serait prétendre que le 1er ordre (économico-techno-scientifique) est soumis au 3ème ordre de la morale. Or leurs caractéristiques mêmes excluent cette hypothèse. Le logicien Rudolph Carnap disait qu’« en logique, il n’y a pas de morale ». Il en serait de même en technique, comme en biologie ou en science, en arithmétique ou en économie. Une entreprise n’a ni devoirs, ni morale : elle n’a qu’une compatibilité, un bilan, des objectifs et des clients. Ne comptez pas sur votre entreprise pour être morale à votre place. Voilà qui met en exergue notre responsabilité ! Si une entreprise respecte ses clients, c’est bien parce que ces clients sont des ‘’prochains solvables’’, rien d’autre. La déontologie des entreprises ne repose donc pas sur des valeurs morales, et l’éthique d’entreprise est une illusion. De même, il convient de ne pas confondre générosité et solidarité. Adhérer à une mutuelle d’assurance, ou à un syndicat, n’est pas affaire de générosité mais d’intérêt, en bénéficiant de la protection de processus de solidarité collective. Le commerce lui-même est une relation d’échange créant une convergence d’intérêts. La solidarité s’allie ainsi parfaitement à l’égoïsme. On pourrait aussi évoquer la sécurité sociale, la retraite par répartition, la solidarité fiscale, etc. Si donc, la générosité est une vertu morale, la solidarité est une vertu politique. La morale n’est pas rentable, et l’économie n’est pas morale.
Comte-Sponville déduit que sans volonté ni conscience, l’économie ne peut être morale, ni immorale : tout y est radicalement amoral. Pour autant, ce qui est rationnel n’est pas toujours raisonnable. Or c’est bien la rationalité immanente et amorale du capitalisme qui lui a permis de l’emporter sur la moralité raisonnable du ‘’socialisme scientifique’’. C’est ici que, selon l’auteur, Marx a commis l’erreur, sympathique mais néfaste, de vouloir moraliser l’économie. Or les hommes sont foncièrement sociables mais égoïstes, rendant utopique, voire impossible, une économie égalitaire. Cette impossibilité aurait induit une dérive totalitaire du communisme. A contrario, le capitalisme se nourrit de cet égoïsme, expliquant son évidente prospérité.
Qu’est-ce que le capitalisme ?
André Comte-Sponville en propose deux définitions. La 1ère : le capitalisme est un système économique, triomphe de l’économie de marché, fondé sur la propriété privée des moyens de production et d’échange, sur la liberté du marché et sur le salariat. Il consacre l’appropriation de la plus-value créée par ceux qui possèdent les moyens de production. L’entreprise est au service, non pas des salariés ou des clients, mais de ses actionnaires.
La seconde : le capitalisme est un système économique qui sert, avec de la richesse, à produire davantage de richesse. L’argent va donc à l’argent. Ou dit autrement : la meilleure façon de s’enrichir dans un pays capitaliste, c’est d’être riche. Mais tout immoral que cela puisse paraître, il reste pour autant amoral. Ce qui n’empêche que vouloir remplacer Marx par Darwin serait consacrer la loi des plus forts contre les plus faibles. L’auteur termine ce volet en affirmant que vouloir faire du capitalisme une morale, ce serait faire du marché une religion (du veau d’or), et de l’entreprise une idole. C’est précisément ce qu’il faut empêcher. Lionel Jospin disait à propos : « Oui à l’économie de marché, non à la société de marché ! »…
Compte-Sponville rappelle également une distinction importante. Une pensée est libérale lorsqu’elle est favorable à la liberté de marché (libéralisme économique) et aux libertés individuelles (libéralisme politique). Une pensée devient ultralibérale, lorsqu’elle vise à réduire le rôle de l’Etat au strict minimum, à ses fonctions régaliennes (justice, police, diplomatie). Vingt ans après l’écriture de l’ouvrage, on voit d’ailleurs clairement la dérive ultralibérale et ses impacts, de nos jours, poussée à son comble par les libertariens : le monde est en voie de marchandisation. Or nous avons plus que jamais d’un Etat pour organiser la part non-marchande de la solidarité.
La confusion des ordres
Selon l’auteur, c’est bien la confusion (fréquente) des ordres précités qui entraîne immanquablement des situations ridicules, tyranniques ou barbares. Le ridicule, rappelait Blaise Pascal, c’est précisément la confusion des ordres. Une tyrannie repose sur cette confusion érigée en système de gouvernement. La résistance, une des deux vertus du citoyen, consiste précisément à lutter contre les tyrannies. Le paternalisme en est une, la tyrannie des experts (barbarie technocratique) ou du marché (barbarie libérale ou managériale), la barbarie totalitaire (Lénine ou Trostki), la barbarie moralisatrice ou éthique, ou celle de l’angélisme moral (« Tout ange est effrayant » écrivait Rainer Maria Rilke) ou religieux (intégrisme, croisades, guerres saintes), en sont d’autres. Comte-Sponville rappelle que si le peuple est souverain, les experts ou les marchés ne peuvent l’être. Pas davantage que … Dieu.
Un exemple de confusion serait de mêler les 2ème (juridico-politique) et 3ème (moral) ordres, qui induirait que le légal deviendrait le bien, et l’illégal, le mal. On voit clairement ce que peut donner ce genre d’assimilations dans certains pays.
Ceci posé, il n’y aucune raison pour que les quatre ordres, chacun soumis à un principe de structuration différent, aillent toujours et partout dans la même direction. Il s’agit donc, selon les situations, de faire des choix (parfois cornéliens) en privilégiant tel ou tel autre ordre.
L’auteur explique que nous avons fini par comprendre que l’Etat, contrairement au marché et aux entreprises, n’était pas très bon pour créer de la richesse. Mais aussi que le marché et les entreprises, contrairement aux Etats (non ultralibéraux), n’étaient pas très bons pour créer de la justice.
Il rappelle également que les problèmes apparaissent lorsque la politique tend à se dégrader en technique, en économie et en gestion. Ajoutons ici que c’est bien cette ‘’pesanteur’’ (selon le concept de Simone Weil) rétrograde qui est à l’œuvre actuellement chez nos politiques, qui se transforment souvent en VRP de multinationales, et y perdent toute hauteur de vue ou tout charisme. Comte-Sponville termine son propos en nous disant que la lutte contre cette pesanteur, qui nous fait descendre des 3ème (moral) et 4ème (éthique) ordres aux premiers ordres, passe par trois leviers : l’amour, la lucidité et le courage.
Conclusion
Si ce petit ouvrage a un peu vieilli, n’abordant pas les questions morales et éthiques du capitalisme, devenues centrales, face à la dégradation de notre environnement et de la montée des injustices mondiales, il a un intérêt majeur : celui de clarifier notre pensée dans un monde jeté dans la passion des confusions et des clivages. Merci donc à André Comte-Sponville pour ses précieuses réflexions.