« J’accuse ! » (André Gorz)

André Gorz (né Gérard Horst, 1923–2007) était un philosophe, né à Vienne (Autriche), journaliste et essayiste franco-autrichien, figure majeure de la pensée écologique, de la critique du capitalisme et du marxisme humaniste. André Gorz est un penseur visionnaire qui a articulé l’écologie à la justice sociale, bien avant que cela ne devienne courant. Il reste une référence incontournable dans les débats contemporains sur la sobriété écologique, le revenu universel, la critique du capitalisme post-industriel et la décroissance.
Le texte suivant d’André Gorz, a été publié sous le pseudonyme Michel Bosquet dans les pages du Nouvel Observateur le 10 août 1970.
Quand un pétrolier, rinçant ses soutes au large de Carry-le-Rouet ou ailleurs, provoque des hécatombes d’animaux aquatiques, pollue les plages et prive les vacanciers de leur bain de mer, il n’y a aucune autorité qui aussitôt le poursuive pour dégradation de bien public. Il faut que le maire de la commune sinistrée dépose plainte auprès du procureur. Le dommage n’est évalué qu’en termes de perte de recettes et de frais de réparation des dégâts visibles. Ces biens publics que sont l’air, l’eau, la lumière, la végétation, la faune, la possibilité de respirer ou de se baigner, ne sont protégés par aucune loi, sauf dans la mesure où ils sont sources de profits financiers. Si réellement les pouvoirs publics souhaitent que le peuple, en se faisant accusateur, leur donne l’occasion d’agir, la liste des principaux « J’accuse » n’est pas très difficile à dresser. Ce ne sont pas tels fabricants individuels qui sont en cause, mais des branches d’industries toutes entières.
J’accuse, pour commencer, l’industrie de l’automobile, responsable de 60% de la pollution totale de l’air, laquelle abrège la vie des citadins, des arbres, des immeubles et des monuments.
J’accuse les trusts cimentiers, sidérurgiques, et électrométallurgiques, qui empoussièrent et embrument l’air à des kilomètres à la ronde, plongent des villes et des vallées entières dans un brouillard permanent, de même que certaines grosses usines chimiques provoquent la mort de forêts.
J’accuse les municipalités, et le ministère de l’équipement dont elles dépendent pour leurs crédits, qui déversent dans les rivières et dans la mer leurs égouts pestilentiels, plutôt que de s’équiper de bassins de décantation et de stations d’épuration dont la technique est parfaitement au point.
J’accuse les compagnies aériennes, les constructeurs aéronautiques, publics et privés, qui ne conçoivent leurs avions qu’en fonction du confort payant de ce qu’ils transportent et se moquent éperdument d’empoisonner par les gaz d’échappement et surtout par le bruit, les dizaines de milliers de citoyens habitant dans la zone des aérodromes.
J’accuse les économistes des pays capitalistes, mais aussi de ceux qui se disent socialistes, car la pollution n’est pas moins intense dans le centre et l’est de l’Europe, de ne s’être jamais souciés d’inclure dans le coût des produits et des services, le coût des destructions que leur production engendre.
André Gorz (Michel Bosquet), Le Nouvel Observateur, 10 août 1970
55 ans plus tard, que pourrions-nous, aujourd’hui, pointer de nos « J’accuse » ?