Nous avons la langue fourchue !
« A la langue fourchue qui a des vies paires » (le blog de Cébéji)
Le philosophe-sociologue-anthropologue Bruno Latour, auteur de nombreux ouvrages, dont « Face à Gaïa » et « Où atterrir ? », prétend que « les Blancs ont la … langue fourchue » (en prenant le terme « Blancs » dans son acception occidentale, vue par un Indien d’Amérique) : nous faisons l’inverse de ce que nous affirmons : nous sommes inauthentiques, et le greenwashing bat son plein…
Des « vies paires » ? Oui, nous sommes pris dans dans des vies doubles, dans un tourbillon d’injonctions contradictoires, de divergence « discursopraxique » (écart entre nos discours et nos pratiques). Il y a donc une vie anthropocentrique, satellisée autour de l’humain et habillée de ses dénis et illusions, et la vie réelle, celle notamment de ses impacts environnementaux tout aussi colossaux qu’objectifs : dérèglement climatique, chute de la biodiversité (sur les terres, les mers et les ciels), déforestation, acidification et montée des océans, fonte de la cryosphère (glaciers, permafrost…), bouleversement des cycles de l’azote et du phosphore, stérilisation des terres, extraction forcenée des métaux, diffusion massive de perturbateurs chimiques persistants et de polluants plastiques ubiquitaires (sur les terres, dans les océans et même sur les orbites de l’espace circumterrestre), etc.
Bruno Latour interroge avec finesse la question de la modernité, mot d’ordre encore très actif aujourd’hui chez les néolibéraux et technophiles, son front de modernisation agissant tel un rouleau compresseur (les pays développés ouvrent la voie aux pays en voie de développement, qui sont tenus d’accroitre leur PIB), devenu aujourd’hui un front de destruction, tel un front d’incendie de forêt. Il se lâche en nous posant la question qui n’a rien d’absurde : à quoi a … servi le XXème siècle ? Il a été le théâtre d’une « formidable » accélération, et même de l’accélération de l’accélération depuis la fin de la seconde guerre mondiale et ses Trente Glorieuses… L’évolution de la démographie humaine a illustré ce phénomène, passant en un siècle de 1,6 milliard d’humains en 1900 à 6,1 milliards en 2000 (facteur x3,8). Aujourd’hui, nous approchons les … 8 milliards ! Et beaucoup, encore, pensent que nous pouvons poursuivre notre course folle grâce à la technologie… Rappelons-nous cette phrase du rapport Meadows en 1972, il y a donc un demi-siècle : « La confiance dans la technologie comme solution ultime à tous les problèmes détourne notre attention du problème le plus fondamental – celui de la croissance dans un système fini. » Et pourtant, certains n’ont pas encore compris ! Le maire de Nice par exemple, et beaucoup d’autres… Alors que même ceux qui ne se revendiquent pas de la collapsologie pensent que nous allons bientôt être confrontés à quelques gros soucis. A grande échelle.
« Il faut être absolument moderne » (Arthur Rimbaud)
On a souvent pris cette citation de Rimbaud comme une injonction personnelle, alors qu’elle était très probablement le reflet d’une acceptation amère du monde moderne. Nous vivons toujours dans l’univers de cette injonction néolibérale, nous rappelant à l’envi que la modernité est synonyme de progrès, d’abondance, de liberté et d’émancipation, et nous convainquant que la modernité nous protège d’un retour tragique vers l’archaïsme, celui du monde des Amish… Nous voici donc contraints de choisir entre les métavers et tous les univers virtuels de Google (d’ailleurs déjà ouverts à la marchandisation), le monde des implants neuronaux d’Elon Musk, de l’intelligence artificielle omnipotente ou de la chimie de synthèse promettant l’éternité, et la vie à la bougie au fond des cavernes…
Il faut plutôt écologiser d’urgence nos existences !
Nous sommes-nous demandés, nous interroge le philosophe, à quoi ressembleraient l’abondance, la liberté, l’émancipation sans la modernité et son énorme pression ? Cette question est éminemment perturbante. Toujours est-il que nous sommes aujourd’hui obligés, nolens volens, de franchir l’étape de l’écologisation de nos existences, dans un virage radical, dans un jeu rapide et complexe de recomposition et de réarrangement. Il nous faut quitter le monde des monocultures totalisantes et de l’efficacité impérative pour celui des haies (aux sens propre et figuré) – nous dit Latour, des espaces composites, interconnectés, négociés et coopératifs, axés autour du concept central d’habitabilité.
Et soyons plus modestes…
Il termine par la nécessité de réinjecter de la modestie dans les sphères politiques, scientifiques et techniques (pour sortir de l’hubris destructeur et mégalomaniaque), de retrouver notre indispensable capacité d’esprit critique.
Sa conclusion : nous n’avons jamais été modernes, mais nous sortons de l’idée que nous le sommes… La modernité n’aura donc été qu’un moment de l’histoire.
Nous entrons a priori dans une époque extraordinaire, dans tous les sens du terme, faite de changements de cap, de cabotage et de navigation hauturière, de houle et de pot-au-noir (crises), de sobriété et de low tech, de solidarité et de partage, de vie : hauts les cœurs !
Pour écouter Bruno Latour : la fin de la modernité.