Les virilistes niçois ont peur

A Nice, le gouvernail est coincé à droite !
Chacun sait que la ville de Nice, comme d’ailleurs la plupart des instances publiques maralpines, est aux mains de conservateurs très à droite de l’échiquier politique : le gouvernail est coincé à tribord ! Et à ce titre, ceux-ci sont passés maîtres dans l’exploitation des symboles et de la mythification viriliste et masculiniste. Notons qu’en dehors du seul maire Honoré Sauvan (1945–1947), élu à la Libération et membre de la SFIO (Section Française de l’Internationale Ouvrière, ancêtre du Parti socialiste), tous les maires de Nice ont été de droite, fut-elle rarement ‘’modérée’’. Christian Estrosi a beau revendiquer une ouverture vers des Horizons ‘’centristes’’, il est un archétype de la figure politique maniant tous les codes de la droite dure, à l’image de Bruno Retailleau, Éric Ciotti, Éric Zemmour et d’autres cerbères de cabaret.
Et pourtant, si la ville de Nice devait être genrée, elle serait féminine : en 2021, les femmes représentaient 53,2 % de la population. Il n’empêche ! Le pouvoir local à Nice, notamment sous la gouvernance de Christian Estrosi, mobilise des symboles virilistes ou des représentations genrées traditionnelles et conservatrices dans l’espace public et le discours politique. Les symboles masculinistes, figures héroïques, guerrières, dominantes ou paternalistes, y pullulent, parce qu’ils incarnent des valeurs traditionnelles de pouvoir, d’ordre et d’identité, en résonance avec leur vision peu dégrossie du monde.
Autorité, force et … ordre, ordre, ordre
En septembre 2024, Bruno Retailleau, ancien dirigeant du Puy-du-Fou, martelait ses trois priorités de ministre : « l’ordre, l’ordre, l’ordre. » Mais à Nice aussi, on aime afficher une politique d’autorité et d’ordre moral, accessoires rhétoriques de l’ »homme d’action ». Ainsi, Christian Estrosi se positionne depuis plusieurs mandats comme « protecteur des Niçois », face au terrorisme (et pourtant…), au désordre urbain, à la délinquance, et se fait promoteur d’une politique sécuritaire viriliste. Les outils et gadgets ne manquent pas : vidéosurveillance de masse (et si possible augmentée par l’IA), vidéo-verbalisations, politique anti-squat, brigades armées, discours récurrent : « moi, je fais, je protège, je décide, j’aménage la Plaine du Var, j’interdis les paquebots (mais je soutiens l’extension de l’aéroport) », parce qu’ici, le patron, c’est moi ! », mise en scène de la puissance technique, avec des projets d’infrastructure présentés comme de « grands gestes d’ingénieur », tout à la gloire de la maîtrise technique et rationnelle du territoire, historiquement associée à des valeurs viriles.
Les hommes politiques conservateurs ne s’identifient pas systématiquement à la virilité individuelle (n’est-ce pas les Éric C et Z ?), mais utilisent ces symboles pour fédérer une base électorale inquiète ou nostalgique, pour revaloriser une masculinité dominante en crise, et pour délégitimer les revendications égalitaires ou inclusives. Michel Audiard le disait à sa façon : « Quand les types de 130 kilos disent certaines choses, les types de 60 kilos les écoutent. » Ainsi, à défaut de peser 130 kilos, les politicards de droite musclent leurs propos de manière souvent caricaturale, pour ne pas dire pathétique. Politiques et préfets ! Souvenez-vous du « préfet bulldozer » des Alpes-Maritimes, Hugues Moutouh, et ses fameuses « deux baffes et au lit »…
Les femmes invisibilisées
Cette vision mythifiée se fait naturellement aux dépens de la gente féminine, avec une invisibilisation persistante des femmes dans l’espace public, avec moins de 5 % d’odonymes[1] féminins à Nice, malgré les promesses de féminisation. La statuaire féminine incarnée y est quasiment absente (aucune statue de femme réelle comme Simone Veil, pourtant Niçoise), des figures locales résistantes, syndicalistes, artistes, y sont fort peu représentées. La « femme » y est davantage une allégorie qu’une personne réelle, telles que la Liberté, la République ou la Mère patrie. Parce qu’à Nice, on aime le virilisme esthétique et politique. Ce n’est d’ailleurs pas l’homme en tant qu’homme qui est glorifié, mais un archétype idéalisé de l’homme fort, conquérant, protecteur, rationnel, voire autoritaire. Les femmes qui endossent ces codes virilistes (ex. Margaret Thatcher ou Marine Le Pen) peuvent aussi mobiliser ces symboles en s’alignant sur la verticalité de l’ordre et de l’autorité.
Les valeurs virilistes de Jeanne la Pucelle
A propos de mythification viriliste, on ne peut pas ne pas évoquer la figure de Jeanne d’Arc, qui a fait l’actualité récemment à Nice, avec la statue en bronze clinquant de 9 tonnes controversée de l’atelier Missor et les perquisitions associées. Bien qu’étant une femme, et une ‘’Pucelle’’, Jeanne est souvent mobilisée comme symbole viriliste, car elle incarne des valeurs historiquement associées aux codes masculins de guerre, sacrifice, autorité, pureté morale et mission divine. Cette lecture viriliste repose sur une construction culturelle, politique et mémorielle qui masculinise son héroïsme, tout en neutralisant sa féminité. A l’heure où les médias bolloréens diffusent l’idée d’une barbarie arrivée à nos portes et fenêtres, la guerrière Jeanne d’Arc, héroïne nationale par excellence, est convoquée pour lutter contre les nouveaux barbares qui veulent ‘’grand-remplacer’’ les pauvres Gaulois. Celle qui a « sauvé la France » face à l’envahisseur anglais, à un moment de crise profonde, devrait pouvoir rejouer la geste de Charles Martel (souvenez-vous : Poitiers en 732). L’extrême droite l’exalte d’ailleurs comme une figure unificatrice, au-dessus des partis, représentant une France « pure », chrétienne et enracinée. Marine Le Pen la qualifie d’ailleurs de « première résistante de France ». Utilisée pour opposer une France « des racines » à une France multiculturelle, moderne ou perçue comme (dangereusement) cosmopolite. Ça n’est d’ailleurs pas un hasard historique si au début du XXème siècle, la sulfureuse Action française, monarchiste et antirépublicaine, l’avait déjà exaltée. Si en 1920, la République l’a déclarée sainte patronne de la France, l’extrême droite en a fait son héroïne exclusive, notamment face aux symboles laïques comme Marianne. Depuis les années 1980, le Front national (FN), illusoirement rhabillé en Rassemblement national (RN), organise des défilés annuels le 1er mai en son honneur, place des Pyramides à Paris, où trône sa statue équestre. Comme vous le savez, la ville de Nice a sa statue jeannique depuis 2024. Sans étonnement, elle est devenue illico presto un lieu de rassemblement pour les militants identitaires : le 1er mai 2025, plusieurs dizaines de jeunes du groupuscule Aquila Popularis se sont réunis à son pied, clamant : « Jeanne n’est pas un souvenir, elle est un ordre. Français, Niçois, défends ton héritage ! »
Il est important de rappeler que Nice a aussi « sa » Jeanne d’Arc, en la personne de Catarina Segurana, lavandière niçoise du XVIème siècle, qui s’était illustrée lors du siège de Nice de 1543, étouffée par cent-vingt galères franco-ottomanes placées sous le commandement de Barberousse. Catherine Ségurane est devenue une figure emblématique du pays niçois, expression d’un fort sentiment patriotique et identitaire. La légende veut que l’héroïne aurait dévoilé une partie charnue de son anatomie, et se serait essuyée avec le drapeau de l’ennemi, un geste provocateur qui aurait finalement mis les assaillants en déroute… Ah, ces femmes… 😉
Nice, ville impériale !
Plus près de nous, il est un autre ‘’héros’’ vénéré par de nombreux Niçois, parmi lesquels Christian Estrosi, et son sbire historien Gaël Nofri, ancien conseiller des dirigeants du FN : Napoléon Bonaparte. L’homme, auto-sacré empereur, a séjourné trois fois à Nice, en qualité de capitaine d’artillerie, puis de général de brigade, commandant de l’artillerie de l’Armée d’Italie et enfin, de général en chef. Ainsi, des « Journées impériales » sont organisées chaque année à Nice, le nouveau terminus de la ligne 2 du tram a été baptisé « quai Napoléon », des brasseries et boulangeries portent le prénom de l’empereur, l’association ‘’Le Souvenir napoléonien’’, est toujours très vigoureuse. Une association créée en 1937 à Nice par Eugénie Gal, arrière petite nièce du maréchal Suchet et filleule de l’impératrice Eugénie. Et naturellement, chacun connaît André Masséna, maréchal de l’Empire napoléonien, qui a donné son nom à la célèbre place niçoise, mais aussi à son fameux lycée ou sa villa. Quoi de mieux pour symboliser la force viriliste que l’évocation d’un empereur (et roi d’Italie) qui, après son coup d’Etat en 1799, a fait trembler l’Europe, l’Afrique et le Proche-Orient ? Roland Barthes disait que « la fonction du mythe, c’est d’évacuer le réel. » Nous sommes au cœur du problème. Bien entendu, on préfère ne pas affaiblir le sacro-saint mythe en rappelant que Napoléon 1er rétablit l’esclavage, que ses campagnes firent des millions de victimes militaires et civiles, et qu’il finit par sombrer en 1815 sur les cendres de la défaite de Waterloo. Inutile de dire qu’aujourd’hui, cette vénération impériale endosse très suspectement des atours d’hubris, de machisme et de mégalomanie.
Oui mais, nous diront les napoléophiles inconditionnels, Napoléon Bonaparte a quand même promulgué le Code Civil, surnommé »Code Napoléon » en 1804 ! A ceux-là, nous demanderons de voir à quelle position de subordination a été soumise la moitié de la société française : les femmes. Le Code Napoléon a très clairement institutionnalisé l’infériorité juridique des femmes et renforcé l’ordre patriarcal (soumission au mari (mariage), inégalité devant la loi, exclusion de la sphère publique (vote), etc.), considérant les femmes comme des mineures légales sous tutelle masculine. Arrêtons là.
Honneur aux hommes corrompus
A des niveaux différents et moins historiques, mais tout aussi significatifs, citons également le Grassois Charles Pasqua, figure du souverainisme, ex-ministre et homme de réseaux et de magouilles, qui a donné son nom à une allée de Nice, inaugurée en 2018 par Nicolas Sarkozy, grand ami du maire de Nice. L’homme est une figure de l’homme d’actions, fussent-elles (très) sulfureuses. Pasqua avait été mis en cause dans plusieurs affaires politico-financières et condamné à de la prison avec sursis par deux fois. Mais il a son nom sur une plaque niçoise ! Pour l’exemple ? Et quant à Nicolas Sarkozy, autre homme autoritaire et volontariste, il n’est peut-être pas utile de rappeler ses boulets judiciaires. Nul doute que Christian Estrosi rêve de pouvoir lui accorder un nom de rue à Nice. Mais il faut attendre un peu : l’actualité est encore trop chaude. D’ici à ce que certains nous demandent de séparer ces hommes politiques des hommes tout court. Comme l’abbé Pierre ?
Et comment ne pas citer Jacquou ? L’ancien maire Jacques Médecin, condamné pour corruption, abus de bien sociaux et fraude fiscale, qui avait noué des liens avec l’extrême droite, a également été honoré par Estrosi, qui a débaptisé à son profit l’ancienne rue de l’Opéra en 2019, et a donné son nom à un espace de la Promenade du Paillon. Pour que les jeunes, qui fréquentent la Coulée verte, se souviennent du grand corrompu niçois, qui a dû fuir à Punta del Este, en Uruguay, où il est mort dans l’opprobre en 1998 ?
En parlant de personnages peu recommandables, nous pouvons aussi citer Thierry Maulnier, auteur engagé dans une « collaboration d’élite » lors de la Seconde Guerre mondiale, qui avait donné son nom à un lycée niçois, heureusement rebaptisé en 2024 Lycée Mélinée & Missak Manouchian, des noms de grands résistants. Notons qu’en juillet 2025, le site de ce lycée est toujours nommé « Lycée Thierry Maulnier ». Signe d’un simple retard à l’allumage ou d’une résistance peu avouable ? La toponymie niçoise compte aussi une rue Anatole de Monzie, compromis dans des discours antisémites et collaborationnistes, ou encore une avenue Jean-Sébastien Barès, dans le Nord de la ville, Barès ayant été coupable d’un meurtre familial en 1923.
2025, place aux femmes !
Revenons un instant à l’odonymie. Nice‑Matin recensait en 2015, 1 324 voies niçoises portant un nom propre, dont seulement 5 % étaient dédiées à des femmes, soit seulement 66 voies. Une preuve supplémentaire que les femmes n’ont toujours que peu voix au chapitre à Nice : pas de statue de Simone Veil (en dehors d’un très discret petit buste de 35 cm dans le hall du CUM), pourtant native de Nice, pas d’espace dédié à des femmes scientifiques, résistantes ou militantes, et aucune commémoration majeure d’artistes femmes ou d’ouvrières niçoises.
En lieu et place, une statue d’Apollon à la Fontaine du Soleil (Place Masséna), une statue de Charles‑Félix, roi de Sardaigne, érigée en 1828 dans le Square Guynemer, au-dessus du port Lympia, en costume solennel, avec un aigle à ses pieds symbolisant l’autorité et la puissance, et incarnant un pouvoir monarchique et patriote. En lieu et place, un monument des Serruriers, commémorant la visite de Charles‑Félix, sculpté en hommage au roi et aux élites masculines dominantes, renforçant l’idée de hiérarchie et contrôle. Ou encore un monument du Centenaire (Jardin Albert Ier), inauguré en 1893, avec une allégorie féminine accompagnée d’un symbole de fidélité et armée, encadrée par une structure pyramidale victorieuse. Malgré la présence féminine, le monument adopte un style martial et hiérarchique, valorisant l’ordre et l’autorité. Bien entendu.
Toutes ces divinités et tous ces souverains incarnent l’autorité, l’ordre et la domination, avec de multiples références militaires, monarchiques ou royales : hiérarchie, héroïsme masculin, force institutionnelle. Rares sont les œuvres publiques qui rejouent les mêmes mythes à travers des figures féminines puissantes sans connotation maternelle ou morale.
Sur des tréfonds assez psychanalytiques, les femmes ne semblent pouvoir qu’être saintes ou mères, et symboliser la compassion, la foi, la protection, dans les églises, chapelles, ou mosaïques religieuses. Mais pas femmes de pouvoir…
Il est peut-être temps, en 2025, de sortir d’une glorification univoque du héros masculin, et de valoriser enfin des figures historiques féminines, des résistantes, pionnières locales et éducatrices, et de renouveler le langage artistique dans l’espace public par un peu d’horizontalité, de pluralité, de douceur, de contestation et de soin…
Il aura fallu attendre 2016 pour que la Niçoise Simone Veil (1927–2017), juriste, ministre, survivante de la Shoah, présidente du Parlement européen, scolarisée au lycée Calmette, et figure majeure de la défense des droits des femmes (loi sur l’IVG en 1975), donne enfin son nom à une avenue de la Nouvelle-Nice, dans la Plaine du Var.
D’autres noms sont possibles. Hélène Vagliano (1910–1944), résistante niçoise, arrêtée par la Gestapo et torturée à mort, issue d’une famille grecque installée à Nice, médaillée de la Résistance à titre posthume : son nom est pourtant resté méconnu, sauf dans quelques cercles scolaires. Ou encore Élisabeth Vigée Le Brun (1755–1842), portraitiste célèbre du XVIIIème siècle, qui a séjourné à Nice durant son exil, elle y a peint des personnalités locales et évoqué la ville dans ses mémoires. Elle n’a pourtant aucune rue à son nom, malgré sa renommée européenne. Citons aussi Maria Casares (1922–1996), comédienne engagée, icône du théâtre français et résistante espagnole réfugiée à Nice en 1936, qui n’a pas été honorée à Nice, malgré son ancrage local. Ou Marie-Hélène Mathieu (née en 1929), fondatrice de l’OCH (Office chrétien des personnes handicapées) et pionnière du soutien aux personnes avec déficiences mentales, engagée auprès des familles niçoises dans les années 1960, elle aussi n’a jamais été honorée localement.
Faut-il rappeler que Christian Estrosi a refusé d’honorer l’avocate franco-tunisienne Gisèle Halimi (1927-2020), grande féministe ayant œuvré avec courage pour l’avortement et contre le viol, lors d’une réunion de la commission d’attribution des noms de rues en juin 2022 ?
Combien de temps le territoire niçois restera-t-il encore ancré dans ces mythologies virilistes d’un autre temps, marqueurs d’une peur de déclassement ? Quand rentrera-t-il dans la modernité ? Faut-il attendre patiemment que ses apologistes au pouvoir prennent leur retraite ou que les forces progressistes prennent enfin les rennes de notre ville ?
Mesdames, vous êtes attendues… L’écoféminisme vous tend les bras.
[1] L’odonymie est une branche de la toponymie qui s’intéresse aux noms de voies, notamment rues, avenues, boulevards, impasses, etc., et plus généralement aux noms d’espaces publics ouverts