Message aux conservateurs de tous poils

La Nature vibre et évolue, mais l’humain s’habitue
Des quarks et atomes aux écosystèmes complexes, la Nature vibre, évolue, se transforme. Il n’est pas un processus naturel qui ne soit le fruit de changements, d’interactions, de combinaisons parfois extrêmement rapides et souvent d’une richesse inouïe. L’humain est lui-même l’un des fruits de la très longue et ingénieuse évolution du vivant. Nous sommes issus d’une chaîne évolutive sortie de la nuit des temps, des premiers procaryotes et des animaux marins primitifs. Le monde est en perpétuel devenir. Les sociétés humaines ont elles-mêmes fortement évolué, dans leurs structures, leurs échanges, leurs croyances. Nos individualités sont elles aussi soumises à la loi d’airain du temps : nous ne sommes jamais la même personne, du berceau au tombeau. Héraclite le disait ainsi : « Aucun homme ne marche jamais deux fois dans la même rivière, car ce n’est pas la même rivière et ce n’est pas le même homme. »
Ceci posé, tournons nous vers une incongruité. Celle du conservatisme. Une incongruité qu’il paraît même incongru de pointer. Bien que toujours porté vers la découverte, l’humain n’aime généralement pas le changement dès qu’il a le défaut de changer son environnement quotidien. Il devise sur le progrès et l’avenir du monde, mais tient plus que tout à ses habitudes, à ses traditions, à son ‘’mode de vie’’. Pierre Bourdieu évoquait l’habitus, au sujet duquel la sociologue Nathalie Heinich a écrit : « L’habitus est une incorporation, et non pas une conscience mentale lucide des choses. La dimension fondamentale qui différencie l’habitus de l’habitude est le caractère inconscient. Nous avons conscience de nos habitudes, même si nous n’avons pas besoin d’en avoir conscience pour les mettre en pratique. »
Modes de vie, peurs et wokisme
Si nous aimons disposer, pour la grande majorité d’entre nous, de repères et de balises fixes dans nos existences, certains poussent le bouchon beaucoup plus loin : les conservateurs, et parmi eux, les politiques conservateurs, souvent drapés dans un républicanisme très orienté et généralement mâtiné de nationalisme. Ces derniers caressent leur électorat dans le sens de leurs peurs, et parmi elles, la peur du changement. Une peur à ranger sur la même étagère que la peur du noir des bambins : l’inconnu effraie. On peut considérer que cette manœuvre politicienne se rapporte à une forme de populisme. Souvenons-nous qu’en marge du Sommet de la Terre de Rio de Janeiro (1992), et largement avant son successeur Donald Trump, le Président étasunien George H. W. Bush déclarait que « le mode de vie américain n’est pas négociable », s’opposant notamment à toute mesure de protection de l’environnement pouvant nuire à la croissance économique. Sans aller aussi loin, citons un élu niçois, Pierre-Paul Léonelli, qui écrivait sur son compte Twitter le 13 septembre 2020 : « Aujourd’hui, il faut être conscient et le dénoncer que des élus verts profitent de l’alibi écologique pour entreprendre de modifier notre modèle de société et de s’attaquer à nos choix de vie. #NousNeSommesPasDupes. » Les conservateurs aiment manier le maccarthysme, l’ostracisation et le clivage. D’un côté, les gens raisonnables qui sauvent notre ‘’mode de vie’’ et nos traditions, de l’autre, les extrémistes écolos et autres wokistes qui veulent tout bousculer, briser, anéantir. Car, bien entendu, défendre l’environnement, les écosystèmes et le vivant, comme l’avenir de nos jeunes, n’est pas raisonnable…
Ainsi, en septembre 2024, le maire de Nice, Christian Estrosi se fendait d’un « Ma France, ce n’est pas celle du wokisme et des ‘’Je suis Hamas’’ ». Ces politiciens costumés et cravatés sont des experts de l’outrance et du mensonge. Que lui permet d’assimiler celles et ceux qui dénoncent les injustices, les racismes de tous bords et les destructions environnementales à des terroristes ?
Ainsi également, en avril 2025, l’obscurantiste président LR du département du Rhône, Christophe Guilloteau, a décidé de couper ex abrupto les subventions aux associations « de danseurs aux pieds nus » et de « mangeurs de graines » : des associations environnementales (FNE, LPO, etc.), est-il besoin de le préciser. Des expressions proches de celle déjà émise par Emmanuel Macron, défendant « le tournant de la 5G » face au « retour à la lampe à huile ».
La fonction du mythe, c’est d’évacuer le réel
Disons-le clairement : cette vision conservatrice du monde est un théâtre d’illusions, un mythe, précisément opposé à la loi du monde. Et rappelons ce qu’en disait le sémiologue Roland Barthes (1915-1980) : « La fonction du mythe, c’est d’évacuer le réel. » Lorsque le changement, jugé indésirable, bouscule l’humain, il vote pour le bonimenteur qui lui promettra de ne rien changer à son mode de vie et ses petites habitudes de vie. Nonobstant les bouleversements du monde, écologiques, biodiversitaires et sociaux, pour ne citer que ceux-là. Le conservateur s’échine à évacuer le réel par le langage, la rhétorique et la fameuse ‘’langue de bois’’. Mais le réel est têtu, d’un bois plus dur encore. Ce n’est pas parce que Trump décide subitement que ‘’le charbon est une énergie propre’’, qu’il le devient par l’opération du Saint-Esprit, ou que ‘’le changement climatique est un leurre’’, pour que le consensus scientifique mondial s’évanouisse.
Un traditionalisme populiste et électoraliste

Il ne paraît pas insensé de classer le traditionalisme dans le même lot. Que les traditions existent est un fait sociologique, ethnologique et anthropologique indéniable. Mais en faire le pilier d’une politique pour ne rien changer de nos modes de vie destructeurs pose question. Le monde ne se porte pas à merveille : la biodiversité s’effondre, le climat se dérègle, les injustices caracolent. Mais les conservateurs n’ont qu’une idée en tête : ne rien changer. Comme l’exprime Giuseppe Tomasi di Lampedusa dans son roman ‘’Le guépard’’, « Il faut que tout change pour que rien ne change ». Aujourd’hui, si l’on veut ‘’sauver les meubles’’, il faut en effet tout changer, de notre rapport à la planète, à l’humain et au vivant (vision One Health), de nos logiciels mentaux, et reconsidérer en profondeur nos mythes occidentaux. Ceux de la croissance perpétuelle (incluant la croissance verte), du progrès salvateur (ex : géoingénierie), de la fuite en avant, pied au plancher. Citons juste le maire de Cannes, David Lisnard, qui s’était fendu des messages suivants sur les réseaux sociaux : « Le défi climatique ne se relèvera pas par la décroissance. Il se relèvera par beaucoup de croissance (…). » (janvier 2023), puis « La réalité humaine n’est pas une réalité de décroissance. On règlera les défis de l’époque (écologique, climatique, économique, les inégalités) par la science, l’innovation, l’investissement, donc par la croissance. C’est le génie humain que de s’attacher à cela. » (mars 2023).
Sans vouloir offenser quiconque, le traditionalisme, dans lequel on peut inclure le dogmatisme religieux, et les habitudes, deviennent rapidement des champs de non-pensée, de non-interrogation et de non-remise en question. Un exemple : l’’’agneau pascal’’ chrétien, ou l’abattage rituel halal ou casher, sans étourdissement préalable à l’égorgement des animaux, répondent à des rituels d’une sauvagerie inouïe, pour autant qu’on prenne conscience de la réalité sous-jacente des souffrances insensées imposées à ces animaux sensibles (selon l’idée de Paul McCartney, une visite d’abattoir suffit à remettre les idées en place). Rappelons juste ici quelques chiffres effarants : plus d’un milliard d’animaux sont abattus chaque année en France pour la consommation alimentaire, et à l’échelle mondiale, 90 milliards d’animaux terrestres et 300 milliards d’animaux aquatiques subissent le sort de l’élevage et de l’abattage industriels. Chaque année. Douze mille animaux sont tués chaque seconde, pour notre alimentation. Jour et nuit. Ce sujet ne mérite-t-il pas un questionnement éthique, a minima, et des débats ? On pourrait aussi évoquer d’autres pratiques traditionnelles : la tauromachie, la vènerie sous terre (déterrage des renards et blaireaux), la chasse à courre et la chasse tout court, le jeu du ‘’cou de l’oie’’, la chasse traditionnelle des dauphins et globicéphales du Grindadráp, aux îles Féroé, le Festival de Gadhimai (Népal, massacre de milliers de buffles pour honorer une déesse), les marchés aux chiens en Chine, etc. Pourquoi ne pas militer, comme le suggérait un humoriste anti-corrida, pour la sauvegarde du lynchage bourguignon, de l’écartèlement normand ou de l’empalement limousin ? En somme, l’étendard de la tradition flotte aussi sur ces barbaries ancestrales, indignes de notre siècle et de notre humanité.
Une curieuse conception du progrès humain
Ce qui a matière à étonner : ces conservatismes se lient souvent à un progressisme technophile vigoureux, en particulier s’il laisse croire qu’il est l’Alpha et l’Omega du sécuritarisme ambiant. D’un côté, un minimum de progrès social et environnemental, mais de l’autre, un maximum de progrès technique. Or c’est bien ce dernier qui bouscule le plus nos modes de vie et nos rapports sociaux. Le débarquement soudain de l’IA illustre ce fait. Faut-il y voir une dissonance supplémentaire ?
Pour terminer, il est intéressant de noter que les politiques conservateurs sont majoritairement de droite et d’extrême droite, qu’ils se drapent dans un républicanisme caricatural (Républicains en France et aux Etats-Unis), qu’ils sont souvent masculinistes (et Trump les débride), qu’ils surfent à loisir sur les traditions religieuses et assimilées (ex : Jeanne d’Arc), qu’ils sont souvent climatosceptiques ou climato-inactifs, affairistes et technosolutionnistes, et qu’ils maîtrisent en conséquence le greenwashing. Entre autres qualités.
Tout ce que nous venons de décrire montre la vacuité et les illusions portées par ces politiques d’un autre temps. La politique publique moderne, face aux enjeux colossaux qui sont les nôtres, exige courage et lucidité. Pour orienter nos sociétés vers un authentique changement, dans le sens du progrès sociétal et environnemental, et d’un monde enfin durable.