La géoingénierie sous-marine bientôt à Nice ?
L’UNOC3 à Nice, site de rencontres
Sur la plateforme officielle de l’agence de développement économique de la Côte d’Azur (Team Côte d’Azur), on peut lire : « Dans le cadre de la Conférence des Nations Unies sur les océans et de l’Année internationale de la mer (UNOC3), la Métropole Nice Côte d’Azur et ses partenaires (Région Sud, Business France, Rising Sud, Team Nice Côte d’Azur, Pôle Mer Méditerranée) organisent le Nice Ocean Business Forum du 9 au 11 juin. Pendant trois jours, cet événement unique réunira des entreprises de l’économie bleue, des experts, des investisseurs, des représentants des collectivités territoriales et des délégations internationales. Son ambition : favoriser le dialogue et les échanges entre les acteurs concernés, encourager l’élaboration de solutions concrètes et stimuler la collaboration pour la préservation des écosystèmes marins. »

C’est ainsi que le 9 juin, un représentant de la société californienne OceanWell , basée à Los Angeles, est intervenu, avec SUEZ, SMEG et l’IMREDD (de Nice), sur la table ronde ‘’Marine Resources and Water Usage & Preservation’’.
Endossons les habits d’Hercule Poirot (ou Sherlock Holmes si vous préférez un Britannique) : nous vous emmenons voyager des côtes californiennes aux fonds marins au large du littoral niçois, en passant par un (autre) fonds spéculatif étasunien et un paradis fiscal européen, pour atterrir rue de France à Nice, non loin d’une station d’épuration dernier cri.
OceanWell, une société techno californienne à Nice
Que fait cette société ? OceanWell se positionne officiellement comme une alternative plus écologique aux usines terrestres de désalinisation à grande échelle. Son nom est un programme en soi : Ocean (tout le monde comprend), et Well (bien, puits, source) : OceanWell suggère donc la santé, le bien-être, et une source d’approvisionnement (comme un puits).

On peut lire sur son site, qu’elle vise à produire une eau douce abondante et abordable, ainsi que son credo : « Nous croyons qu’il faut travailler avec la nature, et non contre elle. Sous l’impulsion de notre équipe d’ingénieurs en Californie, chaque décision de conception a été prise en tenant compte de la philosophie « environnement d’abord ». Nous développons des Water Farms en eau profonde modulaires et économes en énergie afin de résoudre le problème de la pénurie d’eau tout en protégeant les écosystèmes marins. »
Qui dirige cette société OceanWell ?
Son fondateur, président et investisseur principal s’appelle Charlie McGarraugh. Il est un ancien associé de Goldman Sachs et ingénieur financier, et a occupé des postes de direction dans deux startups fintech, dont une licorne. Pour rappel, la banque d’affaires Goldman Sachs a joué un rôle majeur et controversé dans la crise financière de 2008. McGarraugh partage aujourd’hui son temps entre Altis Partners, une société de négoce de matières premières, et OceanWell. « Son expertise financière alimente sa passion pour l’environnement » peut-on lire sur le site The Ton. Cette organisation britannique est spécialisée dans l’organisation d’événements privés de networking et d’investissement, destinés à des investisseurs fortunés (UHNW : « ultra high net worth », détenteurs de plus de 30 millions $) et des porteurs de projets. L’un de leurs événements organisés par The Ton s’intitulait “Jersey Ton”. L’île de Jersey, la plus grande des îles anglo-normandes située à seulement 22 kilomètres des côtes françaises, a été l’un des lieux choisis pour les lunches et présentations pour investisseurs organisées par The Ton. Cette île est généralement considérée comme un paradis fiscal (ou plus précisément, un »centre financier offshore »), pour sa fiscalité des sociétés (0% pour la plupart des entreprises), son absence d’impôt sur les plus-values, sa discrétion bancaire et sa transparence limitée, et son expertise en services offshore. Jersey est un ‘’bailliage’’ (une dépendance de la Couronne Britannique) et n’est pas membre de l’Union Européenne, ce qui lui donne une large autonomie fiscale. Altis Partners y a donc été conviée.

Charlie McGarraugh (au centre, à l’arrière) est directeur des investissements d’Altis Partners, un fonds spéculatif qui intervient sur plus de 130 marchés à terme cotés en bourse à l’échelle mondiale depuis 2001, et a intégré une série de méthodologies de trading novatrices (Altis Enhanced Macro (AEM), ou ‘’stratégie de rendement absolu’’) développées par ce même McGarraugh. Un expert de la haute finance, donc.
Que viendrait faire OceanWell à Nice ?
Eh bien, le 15 octobre 2025, Charlie McGarraugh a créé la SAS OceanWell France (SIREN 993 519 438), et il en est le président individuel. Son domaine d’activité est l’ingénierie et les études techniques. Elle ne possède pas de salariés, et son siège social est domicilié au Business Centre C/O Regus (3ème étage) au 81, rue de France à … Nice.
Pourquoi un investisseur californien viendrait-il ouvrir une telle filiale française à Nice ? Réfléchissons deux minutes. C’est à Nice qu’a été lancé le plus gros investissement français (autour de 700 millions d’euros à date) en matière de station d’épuration dernière génération, avec la future STEP Haliotis II, à deux pas de l’aéroport de Nice et de la … Californie niçoise. Ou encore à moins de 4 kilomètres du siège de la SAS OceanWell France. Cette STEP devrait intégrer une unité de réutilisation des eaux usées traitées (REUT), capable de recycler 5 millions de mètres cubes d’eau par an, soit 14 000 m3 par jour.
Il est permis d’imaginer qu’en marge de cette capacité, la montée graduelle des phénomènes de sécheresse, avec le dérèglement climatique, incite à chercher des voies d’approvisionnement complémentaires en eau potable. Et donc que la métropole Nice Côte d’Azur, par la voie de sa Régie Eau d’Azur, ait noué quelques contacts avec la société OceanWell, qui auraient pu déboucher sur des perspectives motivant la création d’une filiale française à Nice, le 15 octobre 2025, soit 4 mois après le Forum Nice Ocean Business de l’UNOC3. Ceci est une hypothèse, mais avouez qu’elle pourrait bien tenir la route. Car un expert financier ne crée pas ce genre de société technologique sans un minimum de garanties. Normalement…
Quel sont les (possibles) problèmes ?
Le problème est que la désalinisation artificielle n’est pas une panacée face au risque de sécheresse et de manque d’eau. Ce type de projet existe déjà dans nombre de pays secs ou désertiques. Citons Ras Al‑Khair (la plus grande unité au monde), Jubail et Yanbu en Arabie Saoudite, Dubaï et Abou Dhabi, le Koweït, le Qatar et Bahrein, Sorek en Israël, les Mamelles (Dakar), la Californie, la Floride, les Caraïbes, les îles Canaries et Baléares, la Grèce et Chypre, l’Australie ou encore l’Inde. On estime à plus de 20 000 les unités de désalinisation en fonctionnement dans le monde. Bientôt à Nice ?
Les techniques utilisées sont de natures différentes : la distillation, très énergivore (dans les pays pétroliers), et l’osmose inverse, un peu plus économe, mais fortement consommatrice quand même. Le premier problème est celui de la consommation énergétique, puisque ces procédés sont très gourmands en énergie. Le second concerne les effluents salés, qu’on appelle les saumures. Pourquoi ? Parce que retirer des quantités importantes de sel de l’eau de mer exige en retour le rejet massif de saumures, ici en milieu naturel. La saumure est environ deux fois plus salée que l’eau de mer, et son rejet concentré peut augmenter localement la salinité, perturber les gradients naturels, et réduire la capacité d’oxygénation de l’eau. Cela peut donc conduire à une zone hypoxique, où la vie marine survit difficilement. Bien qu’OceanWell prétende opérer dans la zone aphotique (où pénètre moins de 1% de la lumière solaire, à 400 mètres de profondeur), les environnements marins profonds restent des écosystèmes à part entière, encore très mal connus. Nous manquons à l’évidence de recul scientifique sur ces questions.
Très au fait de la sensibilité de ces impacts, la société OceanWell se drape de sa technologie LifeSafe™, en cours de validation, censée protéger la vie marine, en n’utilisant pas de produits chimiques, et en réduisant de 40 % la consommation d’énergie. Elle nous promet également que sa technologie « ne blesse pas les organismes microscopiques ». Il conviendra de le prouver.
Pourquoi parlons-nous de vie marine ? Parce que le maire de Nice a fait grand cas de son projet d’Aire Marine Protégée (AMP) lors de cette même UNOC3. Une AMP au large des côtes niçoises, entre l’estuaire du Var et le Cap de Nice, et donc une aire sensible susceptible d’être impactée par un projet de désalinisation si, toutefois, ce projet était mis en œuvre. On sait notamment que les herbiers de posidonies ou de cymodocées sont particulièrement vulnérables en Méditerranée.
Nous voici donc arrivés à un carrefour intéressant. Faute de réagir fortement face au péril du dérèglement climatique (et donc des sécheresses), faute également de promouvoir la sobriété énergétique et hydrique, les autorités sont tentées de se transformer en apprentis sorciers, en multipliant les projets de géoingénierie (climatique, hydrique, etc.), ou en y réfléchissant sous le manteau. Ce faisant, cette dynamique technosolutionniste percute d’autres enjeux : ceux de la biodiversité marine et de l’opinion publique, notamment à quelques mois d’échéances électorales.
Un sujet très touchy !
Le sujet est si sensible que la discrétion est sûrement de mise. D’autant que les procédures françaises sont, pour le moment encore, plus tatillonnes qu’aux Etats-Unis. Du moins tant que le paquet Omnibus européen n’a pas encore frappé (déréglementation environnementale)…
Ce type de projet, s’il était mis en œuvre à Nice de manière simultanée au colossal projet Haliotis II, imposerait une étude d’impact très sérieuse (précision utile), des avis réglementaires (indépendants) et une enquête publique (respectée).
Des avis scientifiques ne devraient pas être difficiles à obtenir sur notre territoire. Pour ne citer qu’eux : le Laboratoire d’Océanographie de Villefranche-sur-Mer (LOV) et l’Institut de la Mer de Villefranche (IMEV), ou encore l’institut de recherche spécialisé dans l’écologie marine et l’écotoxicologie en Méditerranée : ECOSEAS (UMR 7035), de l’Université Côte d’Azur.
En somme, nous n’affirmons pas que cette technologie est nécessairement néfaste pour les écosystèmes. Mais si un tel projet débarquait à Nice, il conviendrait que les experts l’étudient et partagent leurs avis sur le sujet.
Quant à nous, nous restons en veille active !