La partialité sans fond de Nice-Matin
Dans sa rubrique hebdomadaire « La semaine vagabonde » du 29 juin 2025, Denis Carreaux, directeur des rédactions du groupe Nice-Matin, nous a concocté un texte digne des meilleurs apologistes de la doxa néolibérale.

Qu’a-t-il écrit sous le jour « jeudi », puisqu’il nous gratifie d’un texte par jour ? Un texte titré « Puits sans fond », qui nous explique que la dette française est due aux dépenses publiques. Nous comprenons, puisqu’il n’en dit pas plus : rien qu’aux dépenses publiques, qui seraient responsables d’une dette de … « 3 345,8 milliards d’euros », nous raconte Denis. Horreur, malheur : ces services publics sont donc une ruine pour la France, puisqu’ils creusent le puits sans fond de la dette ! Ah, mais quels vilains, ces services publics ! Et donc, nécessairement, « il faudra trouver 162 millions d’économies nouvelles en un an », nous explique l’expert économiste du dimanche. Hallucinant.
Denis Carreaux oublie juste l’essentiel
Oui, il est hallucinant qu’un directeur de rédactions commette une telle impasse, répétée à l’envi, telle un mantra, par tous les dirigeants politiques au pouvoir ces dernières années : d’abord basée sur une gestion de « bon père de famille » (termes apparus en 1804 dans le Code civil, et présent dans le droit français jusqu’en 2014 !), puis sur le « sérieux budgétaire ». Parce que dépenser pour les services de santé ou d’éducation n’est pas très sérieux, comprenez-vous…
Et pourtant, comme la Charte d’éthique professionnelle des journalistes (SNJ) le rappelle, un journaliste se doit de « s’efforcer de donner une information exacte, complète, vérifiée et contextualisée. » Nous avons bien lu « complète ». Or Denis Carreaux oublie l’essentiel. Retour à la case départ : une dette est constituée par la différence entre des dépenses et des recettes. Pourquoi les Français ont-ils le sentiment légitime que, bien qu’ils s’acquittent toujours de leurs taxes et impôts, les services publics crient famine ? Les hôpitaux, les écoles et les universités, et les services publics en général, manquent toujours plus de moyens. Nous ne disons pas ici que ces services ne doivent pas être mieux organisés. Mais nous disons que la cause principale de la hausse de la dette française, est due à un problème non tant de dépenses, mais de … moindres recettes. Et le moindre est de l’ordre de 62 milliards d’euros par an, selon la Cour des Comptes (juillet 2024) !
Ces « moindres recettes » sont dues aux politiques menées par le pouvoir depuis des années, et notamment depuis l’avènement d’Emmanuel Macron à l’Elysée en 2017, avec ses « dépenses fiscales », que représentent la réduction de l’imposition sur les sociétés et les plus nantis de notre pays (souvenez-vous de sa première mesure concernant la suppression de l’ISF), ou encore des « subventions » sous la forme du Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE), transformé en 2019 en exonérations massives de cotisations, ou du Crédit Impôt Recherche (CIR). Des dizaines de milliards d’euros ont ainsi été déversées chaque années sur les entreprises, pour des résultats extrêmement mitigés en termes de créations d’emplois ou d’innovations. En revanche, ces effets d’aubaine auront permis à de nombreuses grandes entreprises de consolider et développer leurs résultats et …d’enrichir leurs actionnaires. Le fameux « ruissellement vers le haut »… D’où croyez-vous que proviennent ces milliards d’euros publics ? De la poche des citoyens et de la hausse de la non moins fameuse dette.
Privatisation et conseils
En outre, un autre effet de la réduction de la dépense publique est qu’elle implique la privatisation d’un nombre croissant de services. Nous pourrions citer la santé ou l’éducation. Il se trouve que l’enveloppe globale de dépenses, qu’elles soient publiques ou privées, augmente et finit par paupériser les Français. Les cliniques et mutuelles privées montent en puissance, les écoles supérieures privées (dont les écoles de commerce), souvent détenues par des fonds de pension, fleurissent partout dans notre pays, creusant toujours plus les inégalités sociales (hausse des « dettes d’études »). Il suffit de voir les problèmes majeurs de santé publique et les inégalités sanitaires aux Etats-Unis, un pays qui dépense pourtant beaucoup pour la santé (l’espérance de vie y est inférieure de 5 ans par rapport à la France et se dégrade).
Nous pouvons aussi évoquer la part croissante d’implication des cabinets de conseil (souvenons-nous du rôle et du coût de McKinsey durant la crise Covid). Ces cabinets récupèrent des milliards d’argent public chaque année. Cette externalisations des services représente, selon certaines sources, jusqu’à 160 milliards d’euros annuels. Mais comme dit Denis Carreaux, il faut réduire les dépenses publiques, parce qu’il n’y a pas d’alternative (« There is no alternative », nous répétait Margaret Thatcher) ! Aurait-il perdu de vue que cette logique détruit peu à peu tout ce qui constituait le modèle français de solidarité et de répartition, créé dans l’immédiat après-guerre ? Serait-il à ce point « mythridatisé » ou anesthésié par le discours néolibéral ambiant ?
Et que devient le débat public quand il n’y a plus, prétendument, d’alternative ? Quand nos politiques dépolitisent les sujets pour les transformer en rhétoriques technicistes exclusivement axées sur la rigueur budgétaire ?
Le fantasme de la tronçonneuse
Quand on oublie d’évoquer un pan aussi important de la réflexion sur la dette, on fait le lit des promoteurs de la méthode tronçonneuse, façon Javier Milei, une méthode sanglante faisant rêver nombre de politiciens français. Vous voulez un nom, parmi d’autres ? Le Niçois Éric Ciotti. On fait aussi le lit des populistes d’extrême droite qui se présentent ensuite comme les défenseurs des petites gens face à la rigueur qui lamine leur porte-monnaie. Un cynisme insupportable.
Un cynisme insidieusement présent dans cette petite rubrique dominicale d’un directeur de rédactions, qui a juste oublié l’intérêt de la réflexion ou de l’honnêteté intellectuelle à l’égard de son lectorat.
Pendant que de nombreux Français rament, que voient-ils aux actualités ou sur les réseaux sociaux : des milliardaires, majoritairement héritiers, se pavaner ostensiblement sur leurs yachts, se marier à Venise (en privatisant la lagune), et leur offrir de généreuses leçons de morale, et susurrer leurs conseils aux oreilles des politiques.
La question est donc simple : combien de temps supporterons-nous encore ce jeu de dupes qui ruine la France ? Et ceux qui s’en font les promoteurs ?