Non, l’innovation ne nous sauvera pas (seule) !
A RETENIR : face aux périls climatique et environnementaux, l’innovation technologique et les promesses technosolutionnistes sont des illusions et des mensonges face à la nécessité impérative de changer notre rapport au monde.
Depuis la révolution industrielle entamée au XIXème siècle, nous baignons dans l’illusion d’une technologie toute puissante et génératrice de mieux-être. Si la technique, et l’extraordinaire mobilisation des ressources naturelles, ont répondu en partie à ce besoin de mieux-être dans les pays développés (une grande partie de l’humanité n’en a pas bénéficié), elles ont occasionné des dégâts colossaux sur les écosystèmes et sont aujourd’hui en incapacité de répondre aux défis climatique et environnemental d’aujourd’hui. Pourquoi ?
Les sauts technologiques ont été nombreux au cours des dernières décennies : motorisations, électricité, aéronautique et spatial, métallurgie, agriculture, chimie, armement, médecine, énergie nucléaire, biologie, électronique, téléphonie et Internet, informatique et IA, etc. Pour reprendre l’expression de l’historien des sciences Jean-Baptiste Fressoz dans son dernier ouvrage[1], le narratif illusoire d’un phasisme technique s’est vite imposé : l’humanité serait ainsi passée de l’âge de pierre, à l’âge de bronze puis de fer, à l’âge du charbon, de la vapeur et de l’acier, du pétrole aux énergies renouvelables, et à l’âge de l’hyper-technique moderne. Une belle histoire qui veut nous laisser penser que le progrès est une course vertueuse vers un avenir radieux. Que les nouvelles énergies vont devenir propres, alors qu’aucune transition énergétique n’a jamais été menée à bien depuis le XIXème siècle et que l’humanité n’a jamais consommé autant d’énergies fossiles, qui représentent encore 80% de l’énergie primaire consommée à l’échelle de la planète (lire Fressoz).
L’innovation nous empêche de nous comporter en adultes responsables
Alors que nos sociétés européennes se sécularisent, une nouvelle religion se répand : celle de la croyance en l’omnipotence technique, puisqu’elle a « toujours réglé et règlera encore nos problèmes ». Le technosolutionnisme est appelé en renfort par de nombreux bonimenteurs politiques et affairistes pour pallier leurs impuissances sous un habillage de modernité. Ce tour d’illusionniste est bien pratique, car il permet de tout vendre : un développement « durable », une croissance « verte » perpétuelle et du PIB à la hausse (puisque la technique va permettre de découpler leurs impacts), des projets d’extensions d’aéroports (puisque l’avion propre arrive !), des projets d’autoroute (puisque la voiture électrique protège le climat), du béton vert pour continuer de construire, etc.
Sauf que tout cela est totalement simpliste et mensonger. JB Fressoz écrit à raison que « l’innovation nous empêche d’avoir une conversation d’adultes à propos du changement climatique ». Nous pourrions d’ailleurs étendre cette remarque à tous les défis environnementaux (biodiversité, limites planétaires). Plus nous prenons conscience de l’énormité des défis qui sont devant nous, et plus nous nous cachons derrière nos dénis et nos illusions, préférant les promesses au courage d’agir.
L’innovation est l’emblème même du darwinisme schumpétérien[2], qui défend l’idée (aujourd’hui obsolète) d’une « destruction créatrice » : le nouveau remplacerait l’ancien, comme le moins adapté a cédé la place au mieux adapté au fil de l’évolution darwinienne. L’Histoire nous enseigne pourtant que le nouveau ne fait généralement pas disparaître l’ancien, en tout cas en termes énergétiques : le pétrole et l’énergie nucléaire n’ont jamais fait disparaître le charbon et le bois. Les énergies se cumulent et ne se remplacent pas : c’est la fameuse symbiose énergétique, qui fait qu’en 2024, l’humanité n’a jamais autant consommé d’énergies fossiles, à l’origine du désastre climatique en cours. Il y a un énorme fossé entre l’innovation technique, sur laquelle tous les regards sont tournés, et sa massification pratique (à l’échelle mondiale), qui intéresse beaucoup moins les médias mainstream.
Pourquoi l’innovation ne règlera pas nos défis environnementaux
Trois effets majeurs empêchent de réduire nos impacts sur l’environnement :
1/ L’effet rebond, défini par l’économiste britannique William Stanley Jevons (1835-1882) : à la suite d’un progrès technique, la consommation énergétique ne diminue pas comme attendu, mais est soumise à un effet rebond marqué par une augmentation de la consommation énergétique : le fameux paradoxe de Jevons. Un seul exemple : les indéniables progrès sur les moteurs d’avions ont permis d’en diminuer la consommation, et, les coûts diminuant, ont contribué à multiplier le trafic aérien, et donc la consommation mondiale de kérosène.
2/ Le principe même des sociétés commerciales et des multinationales est de développer leurs marchés intérieurs et à l’international. Cette croissance accroît donc les empreintes climatiques et matières.
3/ Les réorientations d’usages : lorsqu’un usage se tarit (maturité et déclin des marchés), d’autres usages sont promus, maintenant les impacts environnementaux, voire en créant de nouveaux, de nature différente. Lorsque la consommation de pétrole pour les moyens de transports diminuera (pour des raisons de gaz à effet de serre), les autres usages du pétrole se développeront (plasturgie, revêtements bitumineux, chimie de synthèse), augmentant leurs impacts (déchets, artificialisation des sols, pollution chimique et plastique, etc.).
Le technosolutionnisme : pensée magique des dirigeants fuyants et à court d’idées
Nous ne sommes pas technophobes, mais réalistes. Concernant les défis qui sont à nos portes, ne compter que sur l’innovation pour réaliser la transition écologique est une réelle fumisterie. Pour des raisons notamment d’inerties (structures industrielles lourdes (raffineries, usines), mutant à l’échelle de décennies, habitudes de consommations et de vie des populations, confortées par les modèles publicitaires), et de lenteur des massifications. Un seul exemple, avec les avions hydrogène. Près de 30.000 avions de ligne sillonnent la planète, et chacun a une durée de « vie » moyenne de 25 à 30 ans. Autrement dit, entre le 1er avion hydrogène (en 2040-2050) et sa généralisation, nous aurons largement dépassé le seuil climatique de 2050, auquel nous devrions avoir atteint la neutralité carbone (pour éviter la catastrophe climatique). Sans compter qu’il doit s’agir d’hydrogène vert, produit à partir d’énergies renouvelables. Or, l’hydrogène est actuellement produit à plus de 95% à partir d’énergies fossiles, et majoritairement destiné à la production d’ammoniac pour les engrais agricoles… Vous l’avez compris : l’avion propre n’est pas pour demain ! Ceux qui promeuvent le trafic aérien sur la base de cette promesse mentent ou sont mal conseillés. Cessons donc de vanter l’usage des carburants durables de l’aviation (SAF), à partir des huiles usagées ou des huiles agricoles : une plaisanterie qui ne répondra jamais aux enjeux de volumes : plus d’un milliard de litres de kérosène sont consommés chaque jour dans le monde…
Ralentir ou périr : il faut choisir
La vérité est difficile à dire (elle reste néanmoins une vérité). Surtout quand on veut être élu, ou vendre du papier quand on dirige un média… Mais la réalité, factuelle, est que la SEULE voie raisonnable et nécessaire est d’œuvrer à la SOBRIETE. Il nous faut REDUIRE nos usages énergétiques et matériels (les deux étant intriqués), cesser de croître et d’exploiter, de surconsommer, de sillonner la planète en avion, de polluer les terres, l’air et les mers, remettre en question la mondialisation et le néolibéralisme. On entend souvent qu’il faut mettre à bas le capitalisme. Très probablement, mais cela ne suffira pas.
C’est tout notre rapport au monde qu’il nous faut revoir.
Vous trouverez des explications limpides dans l’ouvrage de l’économiste Timothée Parrique : « Ralentir ou périr – l’économie de la décroissance ». Nous avons 20 ans pour agir. Pas beaucoup plus. Et nous devons commencer à renverser la table dès à présent, si nous ne voulons pas que nos enfants vivent un enfer sur Terre, dans un environnement surchauffé à la biodiversité effondrée.
Tous ceux qui cherchent à nous rassurer ou nous racontent que le progrès va nous sauver sont des menteurs ou des cyniques. Des irresponsables, voire des criminels en puissance. A l’image de ces populistes d’extrême droite qui veulent nous ramener aux années 70 et aux « Trente Glorieuses », avec tous leurs cortèges d’impacts et de déchets.
Soyons lucides, honnêtes et courageux : la révolution sera essentiellement humaine, et non technique.
[1] « Sans transition – Une nouvelle histoire de l’énergie », éditions du Seuil, 2024
[2] Du nom de Joseph Schumpeter, économiste austro-américain (1883-1950)