Cannes : festival de la croissance et du technosolutionnisme
Rencontres cannoises
Le 29 septembre 2023, les cofondateurs du collectif citoyen 06 (rédacteurs de cet article) ont assisté à la conférence-débat « Climat : l’enjeu du siècle pour la Côte d’Azur ? » organisée par l’association Méditerranée 2000, avec, pour invité de marque, Jean Jouzel, célèbre paléoclimatologue et ancien vice-président nobélisé du GIEC. L’adjointe à l’environnement de la ville de Cannes, Françoise Bruneteaux, était également invitée.
Devant le décalage flagrant entre le discours scientifique de Jean Jouzel et celui très com’ de l’adjointe Bruneteaux, sur la question notamment de la croissance, l’idée d’une rencontre avec un représentant du maire David Lisnard nous est apparue. D’autant que ce dernier assume, outre la fonction de maire de Cannes, celle de président de la Communauté d’Agglomérations Cannes Pays de Lérins (CA CPL), de vice-président du conseil départemental des Alpes-Maritimes, ainsi que celle de président de l’Association des Maires de France et … probable candidat à la prochaine élection présidentielle de 2027 (Nouvelle Energie (pour la France)). Nous intéresser à sa politique, notamment sur le plan environnemental, nous a donc paru intéressant.
Depuis la création du collectif citoyen 06 fin 2018, la grande majorité des travaux a porté sur la ville-métropole de Nice, chef-lieu du département et « capitale » de la Côte d’Azur. Il était temps d’orienter également nos regards citoyens vers les villes voisines…
Ainsi, après un échange de courriers, nous avons été reçus le 15 février 2024 par Thierry Migoule, directeur de cabinet du maire, en présence de Marie-Agnès Portero, directrice générale adjointe de la CA CPL.
Cannes : luxe, business, volupté et … pauvreté
La ville de Cannes est la 3ème du département des Alpes-Maritimes en termes de population (72.000 habitants), derrière Nice et Antibes. Cette commune est bien sûr mondialement connue pour sa Croisette, son Festival international du cinéma, ses hôtels et boutiques de luxe, ses 3 casinos, ses jets privés, son soleil et ses plages. Cannes est la 2ème ville de congrès française, derrière Paris, organisant plus de 70 événements professionnels par an. Après le cinéma, citons le MIPIM (Marché international des professionnels de l’immobilier), le MIDEM+ (Marché international du disque et de l’édition musicale), le Cannes Yachting Festival, le WAICF (World Artificial Intelligence Cannes Festival), etc.
La communauté d’agglomérations Cannes Pays de Lérins (CA CPL), créée en 2014, compte 160.000 habitants, répartis sur 5 communes [1]. David Lisnard la préside depuis 2017.
Mais la carte d’identité ne se limite évidemment pas à ce volet touristico-culturel. Cannes abrite 120 hôtels (dont 32 classés 4* ou plus : Martinez, Carlton, Majestic, Grand Hôtel, JW Marriott, Radisson, etc.), mais aussi 72.000 logements, dont un taux particulièrement élevé de près de la moitié de résidences secondaires (47%). Derrière la carte postale se niche également un taux de pauvreté inattendu, mais très élevé, de 21% (INSEE, 2021), largement supérieur au taux moyen de pauvreté en France : 14,5%. Cannes connaît également un taux de chômage élevé de 16,6% (INSEE, 2020), globalement double du taux de chômage national. Charles Aznavour chantait en 1967 « Il me semble que la misère serait moins pénible au soleil » : est-ce si vrai ? Enfin, il n’est pas inutile de rappeler qu’à Cannes, les plus de 60 ans sont plus nombreux (35,7%) que les moins de 30 ans (28,4%) (INSEE, 2018).
Un maire très branché… néolibéralisme, croissance et technosolutionnisme
David Lisnard est parti à l’assaut de la notoriété au sein de la droite française, ainsi qu’auprès des Français-es. Ses glaives : la croissance néolibérale et technologique, et la guerre contre la bureaucratie et la « tyrannie woke » [2]. Rappelons qu’avant lui, le candidat PS François Hollande avait déjà déclaré une guerre contre son « ennemi véritable » : le monde de la finance. Il ne s’est jamais aussi bien porté depuis… Parce que déclaratif et performatif ne sont pas synonymes. Et il ne suffit pas d’haranguer et de fustiger pour agir efficacement.
Dans ses vœux aux Cannois le 28 janvier 2023, David Lisnard s’était ainsi fendu de ces propos définitifs : « Le défi climatique ne se relèvera pas par la décroissance. Il se relèvera par beaucoup de croissance, beaucoup d’investissements, beaucoup de recherche scientifique ». Croissance et techno, les deux mamelles de la survie de l’humanité ? En fait, deux mythes qui ont la peau dure, certainement tannée par le soleil de la plage du palais.
Lors de notre rencontre le 15 février, son directeur de cabinet n’a rien fait d’autre que de vanter cette croissance, pourfendant toute idée de « décroissance » (un concept qui semble effrayer les conservateurs de tout poil. Aurions-nous dû tenter « acroissance » ?). Nous étions venus à sa rencontre avec quelques graphes et chiffres (vous nous connaissez…), lui rappelant ce fait indubitable :
Un taux de croissance de 3% double arithmétiquement les activités économiques et leurs impacts tous les 23 ans (au taux très réduit de découplage près) !
Une telle croissance économique multiplierait le PIB par quasiment 20 en un siècle. C’est donc l’exact inverse d’une politique durable…
Alors qu’un article du Monde, en date du 1er mars 2024, indique que l’extraction des ressources naturelles a atteint un rythme insoutenable (biomasse, métaux, minerais, matières fossiles), les Nations unies rappelant l’urgence à « infléchir la trajectoire » de l’usage des ressources planétaires, qui pourrait croître de 60 % d’ici à 2060 si rien n’est fait… Alors que l’humanité a déjà franchi 6 des 9 limites planétaires, que la biodiversité s’effondre et que les émissions de CO₂ du secteur de l’énergie ont atteint un nouveau record en 2023 !
Qui peut encore croire que davantage de croissance va régler les problèmes générés par la croissance ?
Rappelons juste la célèbre phrase de l’économiste Kenneth Boulding :
« Celui qui croit que la croissance peut être infinie dans un monde fini est soit un fou, soit un économiste. »
Oui, nous vantons la décroissance des inégalités et des injustices, celles des émissions de polluants et des extractions de ressources, des élevages concentrationnaires, etc. Et donc la croissance du partage, de la solidarité et de la sobriété. A l’occasion de cette rencontre en mairie de Cannes, nous avons d’ailleurs dédicacé au maire de Cannes et remis à son dircab l’ouvrage de Thimothée Parrique : « Ralentir ou périr ». Le lira-t-il ?
Nous avons longuement échangé avec les deux représentants cannois, Thierry Migoule et Marie-Agnès Portero, abordant les sujets suivants :
- La durabilité des activités cannoises, et notamment des festivals et congrès, dont l’impact climatique est principalement dû aux émissions aériennes de CO2, et plus largement au « scope 3 ». La grande majorité des visiteurs prend en effet l’avion (aéroport Nice Côte d’Azur et aéroport de jets privés Cannes Mandelieu, ce dernier émettant plus de 20.000 tonnes de CO2 par an).
- La hausse constante des émissions CO2 de la CA CPL entre 2012 et 2019 : +2,5% pour le routier, +32% pour l’aérien, et +60% pour le maritime.
- La quasi-stabilité des consommations finales d’énergies (seulement -1,6% sur la période).
- La faiblesse du secteur énergétique d’EnR solaire (énergies renouvelables), au cœur de la Côte d’Azur, la CA CPL ne produisant que 1,6% de ses consommations annuelles.
- L’illusion du pari technologique pour contrer les impacts environnementaux et climatiques (« avion vert », hydrogène, IA, etc.).
- L’impact très, très insuffisant des chantiers ouverts au regard des objectifs climatiques. Si les annonces de la mairie/CA CPL vont dans la bonne direction [3], leurs impacts restent tout à fait anecdotiques au regard des enjeux actuels. Ce à quoi Thierry Migoule nous a répondu : « Attendez, avec tout ce que nous mettons en œuvre, vous allez voir ce que vous allez voir ! ». Alors, on attend… Notez qu’à Nice, on entend les mêmes sons de cloche.
- Le rôle de coordinateur de la transition écologique et énergétique, assigné par le SRADDET [4] aux EPCI, sur l’ensemble de leur territoire, dont la CA CPL. Clairement, son président David Lisnard n’a pas à gérer que la transition de sa seule administration, mais celle de l’entièreté de sa communauté d’agglomérations. Ce point capital ne semble pas avoir été bien intégré dans les bureaux cannois. D’autant que son dircab juge que le SRADDET, document-phare de la transition régionale, est « un frein plutôt qu’un atout »…
A Cannes, le climat se réchauffe tranquillement sous les spotlights
Comme partout sur la Côte d’Azur, le soleil se montre très généreux à Cannes. Mais nous avons souhaité dépasser ce constat et nous intéresser factuellement à la politique climatique du maire de Cannes et président de la CA CPL. En somme, comme nous l’avons fait pour sa voisine niçoise, nous sommes passés derrière la carte postale, derrière les ors du palais des festivals.
La communauté d’agglo cannoise finalisant sa nouvelle version du plan climat (PCAET), nous nous sommes plongés dans les relevés d’émissions d’Atmosud. Ainsi, nous avons constaté que ses émissions de gaz à effet de serre (GES) n’ont pas évolué favorablement, tant sur la CA CPL depuis 2017 (+0,2%, soit +0,1% par an), que sur la ville de Cannes depuis 2014 (-1,6%, soit -0,3% par an) [5], ces deux dates correspondant aux prises de fonction de David Lisnard. Des taux annuels très largement inférieurs à ceux prescrits par les experts du GIEC ou par la SNBC (stratégie nationale bas carbone), qui sont de l’ordre de -5% par an, un taux, pour être honnête, qui n’est cependant quasiment atteint par aucun EPCI (établissement public de coopération intercommunale) en France.
En conclusion, le changement ne viendra pas de Cannes (non plus)…
Dans le Sud-Est PACA, les décideurs politiques de poids sont quasiment exclusivement de droite, d’une droite souvent « forte », mais avec options de façade : LR, RN, Horizons, Renaissance, Reconquête, « Cap sur l’avenir – Nos territoires d’abord » (Renaud Muselier), « La France audacieuse » (Christian Estrosi), etc. Cannes ne fait pas exception, avec sa Nouvelle Energie (au fait, qu’en pense Eric Ciotti ?).
Cette classe politique est conservatrice, fondamentalement plus captivée par le thème de l’immigration que celui de l’environnement ou du social (quoique Cannes fasse mieux que Nice sur le logement social SRU), mais très impliquée dans le greenwashing communicationnel (car c’est tendance). L’écologie (la vraie) la dérange, le wokisme la bouscule. Elle se réfugie donc dans les promesses technologiques, façon de ne pas trop changer les habitudes de son vieil électorat (SUV, voyages en avion, viande à tous les étages, etc.). David Lisnard serait-il un extropianiste ? Nous aimerions qu’il commence par nous expliquer pourquoi ce progrès technique sacralisé n’a pas déjà réglé nos problèmes humains. La Direction générale du Trésor, organe officiel, rappelle même « la forte incertitude quant à l’émergence de ces technologies et à leur capacité à avoir un effet d’entraînement sur le reste de l’économie », comme, a priori, sur l’environnement…
Citons également l’économiste étasunien Robert Gordon, qui indique que « la raison du ralentissement de la croissance de la productivité est simple : les inventions ont moins d’effet économique qu’autrefois », ou enfin le professeur d’économie (Université Côte d’Azur) Jean-Luc Gaffard, qui nous dit que « s’arrêter au seul apport des nouvelles technologies pour mesurer la productivité du travail est une erreur. » (Le Monde, janvier 2024). Bref, la technique n’est pas le graal.
Et pourtant, David Lisnard, à Cannes, ne fait pas autre chose que de gager notre avenir sur la techno salvatrice. Il faut dire que son business communal repose massivement sur l’événementiel et le marché du MICE [6], apportant renommée internationale et centaines de millions d’euros chaque année, et que bouleverser ce business serait chose ardue. Cannes a d’ailleurs été élue « meilleure destination au monde pour les festivals et événements » en 2022, et la « meilleure destination, etc. » d’Europe en 2024 (World Travel Awards).
Comment imaginer que son maire entreprenne d’opérer un changement assez radical pourtant nécessaire et urgent, alors que nous clôturons bientôt le premier quart d’un siècle de tous les périls ? Les lignes d’horizon court-termistes des maires sont aussi à courte portée. Quand nos villes et nos territoires verront-ils émerger une classe politique courageuse et déterminée, qui ne raisonnera pas qu’à travers un tiroir-caisse ?
Vous l’aurez compris : même si la rencontre s’est avérée cordiale, nous n’avons pas été favorablement surpris par les propos du représentant du maire de Cannes…
Non, le changement ne viendra pas de Cannes !
[1] Cannes, Le Cannet, Mandelieu-la-Napoule, Mougins et Théoule-sur-Mer
[2] Pour rappel, le terme anglo-américain woke (« éveillé ») désignait initialement le fait d’être conscient des problèmes liés à la justice sociale et à l’égalité raciale (source Wikipédia)
[3] Rénovation des chaudières de 23 bâtiments publics (soit -0,013% des consommations annuelles finales), création d’une unité d’hydrogène vert, pour -3,7 tonnes CO2 par an (soit -0,0007% des émissions de la CA CPL), biogazole pour les véhicules de tarmac à l’aéroport de Cannes Mandelieu, pour -42 tonnes CO2 par an (soit -0,008% des émissions de la CA CPL), etc.
[4] Schéma régional d’aménagement, de développement durable et d’égalité des territoires (SRADDET)
[5] Source : AtmoSud inventaire – v9.2 – territorial
[6] Meetings, Incentives, Conferencing, Exhibitions (réunions, conférences, expositions : marchés d’affaires)