Le fléau du croisiérisme en Méditerranée
Un littoral azuréen très prisé des yachts et paquebots !
Lors de la dernière manifestation du 1er mai 2023 à Nice, mêlant fête du travail et contestation contre la méthode gouvernementale (retraite, etc.), une partie des manifestants s’est rendue au port Lympia pour y décorer le yacht « Elements » du Saoudien Fahad al Athel de quelques … éléments artistiques (jets de peinture), un navire de 80 mètres de long et d’un prix de 125 millions de dollars, rien de moins.
Il est évidemment utile de recadrer cette action, manifestant autant de griefs envers les inégalités de richesse qu’envers les dégradations environnementales, climatiques et sanitaires en particulier, dans le cadre beaucoup plus général d’une prise de conscience grandissante sur ces questions. Et c’est là une très bonne nouvelle !
Nous vous proposons ici de cibler davantage notre réflexion sur l’écologie et la santé publique, en dirigeant nos projecteurs sur l’industrie du croisiérisme. Notre région est un hot spot touristique : les richesses naturelles s’enchaînent de Menton à Marseille, en passant par les Calanques, l’Estérel, la Côte d’Azur, la Croisette, le Cap d’Antibes, Nice, Monaco et le Mentonnais, sans oublier l’arrière-pays, rempli de pépites.
Mais la Méditerranée est aussi un hot spot climatique, particulièrement concerné par le réchauffement climatique, avec une surchauffe estimée entre +20% et +50% l’été, par rapport à la moyenne mondiale. La Grande Bleue n’est finalement pas si grande que cela (un douzième de la superficie du continent africain), mais elle subit un trafic maritime très dense. Son pourtour, et notamment le littoral azuréen, est aussi très densément peuplé : toute source de pollution y est donc très problématique. Celle des véhicules, des logements (chauffage l’hiver), des avions (aéroports de Nice et de Cannes Mandelieu), mais aussi des paquebots. Parlons-en !
Une course au gigantisme !
Jusqu’au coup de semonce de la pandémie Covid-19, le croisiérisme a suivi une courbe de croissance de +5% chaque année. Comme le tourisme aérien et l’aviation commerciale. 300 paquebots, navires géants, sillonnent les océans de la planète. Certains paquebots dépassent même les 360 mètres de long – soit davantage que la hauteur de la Tour Eiffel, comptent jusqu’à 20 étages, et peuvent embarquer jusqu’à 10.000 personnes, personnel compris (cas du futur Icon of the Seas, un engin « apocalyptique » livré en 2024) ! Des villes flottantes, mais très polluantes.
Les impacts de ces paquebots sont aussi gigantesques que variés. En premier lieu, ils sont, avec l’aviation, les bras armés du surtourisme. Les « meilleurs » exemples sont ceux de Venise ou de Barcelone, mais il y en a beaucoup d’autres. Quand des milliers de touristes débarquent dans les villes, voire les villages côtiers, les habitants ne peuvent simplement plus vivre, pendant que les commerçants essaient de surnager face à ces colonies de vacanciers.
Et des impacts gigantesques
Ensuite, les ponctions (l’eau par exemple) mais aussi les pollutions, sont à la hauteur du gigantisme de ces navires. De leurs cheminées sortent des milliers de tonnes de CO2, puissant gaz à effet de serre, de soufre, de particules fines et ultrafines, d’oxydes d’azote, de carbone suie, et contribuent à l’augmentation permanente d’ozone. Tous ces polluants sont extrêmement néfastes à la santé humaine, mais aussi celle de la faune et de la végétation.
Parlons CO2, et donc gaz à effet de serre. Et retenons les ordres de grandeur : entre sa propulsion et sa consommation électrique, un paquebot consomme autour de 240 tonnes de fioul lourd par jour lorsqu’il navigue au large, émettant 900 tonnes de CO2. Chaque jour ! Lorsqu’il est en escale, par exemple dans la magnifique rade de Villefranche-sur-Mer, il ne peut jeter l’ancre pour ne pas endommager les herbiers. Il conserve donc sa position et son orientation grâce à ce qui est appelé le positionnement dynamique. Celui-ci, doublé de la production électrique nécessaire au fonctionnement interne du bateau, soit une puissance totale de 15 MW (contre 50 MW en croisière), induit une consommation de 3 tonnes de fioul lourd à l’heure, émettant autour de 10 tonnes de CO2 chaque heure. Une escale de 12 heures dans la rade équivaut donc à 120 tonnes de CO2. L’équivalent de ce qu’émet un Airbus A350 sur un aller Nice-Dubaï. Pour un seul paquebot, et il y a parfois plusieurs simultanément…
Après les rejets de soufre dans l’air, voici les rejets soufrés et acides en mer !
Parlons soufre à présent. Le transport maritime est l’un des plus gros pollueurs du fait de la composition du fioul lourd au taux de 3,5% de soufre. La réglementation impose une très forte réduction des émissions soufrées, vers des taux de 0,5%, voire 0,1% à quai ou dans les rades. La plupart des bateaux de fort tonnage utilisent donc des épurateurs de fumée, installés dans les cheminées : les fameux « scrubbers ». Or les résidus soufrés de fumée sont relâchés en mer après appareillage, en principe à plus de 5 kilomètres des côtes. Ces rejets sont très acides et particulièrement toxiques et dangereux pour la biodiversité marine. Même au taux réduit de 0,1%, un paquebot rejette l’équivalent du soufre émis par … 50.000 voitures ! Sa consommation est environ 500 fois supérieure à une voiture, et le taux de rejet soufré est de 1000 mg par kilogramme de gazole marin, contre 10 mg.
Les bateaux de grande taille, ferries et paquebots, sont particulièrement émetteurs de particules fines, d’oxydes d’azote et de soufre, et de gaz à effet de serre. Une calamité sanitaire pour les populations environnantes (photo copyright CC06).
Quant au reste, en principe, les paquebots ne devraient rien rejeter d’autre : ni eaux de ballast, ni eaux grises ou noires, ni eaux traitées par le séparateur des eaux mazouteuses. Mais qui les contrôle ?
Pour connaître la programmation des escales à Nice : ici.
La rade de Villefranche-sur-Mer est un parking à paquebot
Le port Lympia accueille parfois des paquebots. Mais la rade de Villefranche-sur-Mer est plus fréquentée par ces monstres des mers que le port de Nice (photo copyright CC06).
Combien de paquebots sont-ils passés dans la rade de Villefranche depuis le début du croisiérisme local en 1990 ? En un peu plus de 30 ans : environ 2000 paquebots, débarquant près de 6 millions de passagers… Entre mai 2023 et décembre 2025, la programmation prévoit encore plus de 200 paquebots, soit 6,5 bateaux chaque mois. Ce seront en fait environ 55 paquebots qui assureront ces 200 escales, allant jusqu’à une capacité de 5000 passagers. Le prochain mastodonte est l’Anthem of the Seas, prévu le 29 juin 2023 dans la rade. Le maire de Villefranche-sur-Mer, Christophe Trojani, envisage de demander une limitation sur la taille des paquebots (3500 passagers), afin d’éviter les monstres marins. Un maire qui rappelle que le croisiérisme ne rapporte pas énormément à sa commune, puisque chaque navire paie une redevance autour de 2800 euros par escale.
Pour connaître la programmation des escales dans la rade de Villefranche-sur-Mer : ici.
La rade de Villefranche-sur-Mer est donc un écrin transformé en parking à paquebot. Tandis que le port de Nice se destine, selon la volonté du maire Estrosi, à devenir un port pour les yachts de la grande plaisance. Pour concurrencer le Quai des milliardaires d’Antibes ? Raison pour laquelle le même maire essaie de se débarrasser des ferries corses…
La cerise sur le gâteau ? Après de multiples tergiversations concernant un dossier serpent de mer, voici que la Chambre de Commerce et d’Industrie Nice Côte d’Azur ressort le projet d’un port de commerce sur l’Ouest de la ville de Nice, proche de l’aéroport. Est-ce le moyen visé de faire de l’ombre au concurrent cannois ? Ces jusqu’au-boutistes auraient-ils définitivement perdu la boussole ? Que ces (ir)responsables le sachent : les citoyens s’opposeront becs et ongles contre ce projet délirant.
Petit focus sur les méga-yachts
Lorsqu’on évoque les paquebots, véritables usines maritimes du loisir, on ne peut éviter la question des méga-yachts, qui sont encore bien plus polluants, ramenés à l’échelle du nombre de leurs passagers. Ainsi, une étude récente du CNRS indique que les 300 plus gros yachts du monde ont une empreinte collective équivalente à certains pays africains. Le comble de l’injustice climatique, alors même que ce sont ces mêmes pays qui souffrent le plus du réchauffement climatique. Ces méga-yachts sont finalement aux paquebots ce que les jets privés sont aux avions commerciaux…
Si cela vous intéresse, un compte Twitter suit les émissions de ces objets de luxe flottants : Yacht CO₂ tracker.
Alors, quelles voies pour le croisiérisme ?
Face aux énormes impacts du transport maritime, une réflexion a peu à peu émergé sur la transition du secteur. Les pistes sont creusées, en direction du GNL (gaz naturel liquéfié, qui reste majoritairement un gaz fossile), du slow steaming (réduction des vitesses de déplacement), des kites et turbovoiles, en complément des motorisations classiques, mais aussi des bonus-malus et taxes carbone, ou encore des contrôles effectifs des fumées et des rejets en général. AtmoSud réalise ainsi des contrôles d’air, par drone renifleur, à hauteur de cheminée, dans le port de Marseille.
Mais concernant le transport d’agrément, le croisiérisme, il devient évident que le secteur devra restreindre sa dynamique de croissance, à l’instar de l’aviation commerciale. Pas d’autre voie que d’arrêter cette politique de l’immodération et de la croissance perpétuelle d’activités polluantes. Et pour accélérer cette prise de conscience, il est d’ailleurs urgent de commencer par remettre en question la publicité pour les vols low cost et les croisières.
Mais ceci est une autre histoire !