Des pénuries subies ou une sobriété consentie et du partage : que préfère-t-on ?
Nous sommes à un virage. Peut-être même une épingle à cheveu, digne de celles qui dessinent la route de la Bonette. Tout nous y amène : la tension croissante sur les énergies fossiles, fer de lance de notre modernité depuis plus d’un siècle, la guerre russo-ukrainienne et ses remous énergétiques, le dérèglement climatique, la chute critique de la biodiversité, les tensions sociales, communautarismes et inégalités, la perte de sens croissante face au consumérisme effréné… Et pourtant, un voie évidente nous tend les bras ! Voyons cela de plus près. Respirez un bon coup, c’est parti !
Sur fond de conflit aux portes de l’Europe, de pénurie de gaz et d’indisponibilité du parc nucléaire français, notre monde occidental, et français en particulier, semble subitement très concerné par les questions énergétiques. Sous les coups prévisibles du général Hiver, il est aujourd’hui question de coupures électriques : ça ne plaisante plus !
Voilà que la pénurie, si fréquente dans de très nombreuses régions du monde, mais également dans des millions de foyers précaires en France, rentre subitement dans nos logements modernes (ou non), nos écoles et nos entreprises…
Et c’est là que le bât blesse : tant les médias que les industriels tournent en boucle sur les pistes technologiques qui pourraient nous permettre de conserver nos modes de vie confortables (du moins pour certains d’entre nous), au-delà des crises, et sans avoir à changer quoi que ce soit, puisque le nombrilisme triomphe. « Le génie humain nous sauvera, n’en doutez pas ! », nous répètent à l’envi les néolibéraux technosolutionnistes. Ceux-là mêmes qui qualifient de dogmatiques les réalistes et pragmatiques, qui ont pourtant pris la mesure de l’urgence à agir et ne sont pas addicts aux promesses illusoires sur des panacées miraculeuses. Car l’urgence est là, juste au seuil de nos sociétés modernes.
Trois petits rappels indispensables avant d’aller plus avant :
- Nombreux sont ceux qui résument la question énergétique à l’électricité. Or cette dernière, produite à 70% par l’énergie nucléaire (et 10% dans le monde), ne représente qu’un quart des énergies finales consommées en France (et 19% dans le monde). La sobriété énergétique ne devrait évidemment pas se limiter à la seule électricité.
- Concernant l’électricité, il y a un gap entre l’énergie primaire nécessaire à sa production et l’énergie électrique finale : entre les deux se faufilent les pertes de production, de transformation et de transport. Pour produire 1 kilowatt-heure (KWh) d’électricité, il faut plus de 2,5 KWh d’énergie primaire. Nous verrons que la situation s’aggrave encore, dans le cas de l’électrolyse nécessaire à la production d’hydrogène (pertes de rendement).
- Et répétons-le : l’électricité et l’hydrogène ne sont pas des sources d’énergie, mais des vecteurs énergétiques qu’il faut préalablement produire. L’important est donc de savoir comment : à partir de ressources fossiles ou renouvelables.
Ces points ne sont visiblement pas encore totalement intégrés par nos décideurs politiques. En décembre 2022, Yves Bréchet, ancien haut-commissaire à l’énergie atomique a d’ailleurs critiqué ouvertement l’ « inculture scientifique et technique de notre classe politique » (source)…
Faisons à présent un petit tour de quelques panacées annoncées, à travers trois illustrations : nucléaire de dernières générations, avion à hydrogène et voiture électrique…
Le pari de l’atome
Comme chacun le sait, notre pays est très nucléarisé depuis les années 1960. A ce jour, 56 réacteurs électrogènes sont exploités par EDF, répartis sur les sites de 18 centrales nucléaires. Chacun des réacteurs de puissance 900 mégawatts (MW), majoritaires dans le parc, produit en moyenne chaque mois 500 gigawatt-heures (GWh), ce qui correspond à la consommation moyenne de 400.000 foyers. Nous ne rentrons pas ici dans le débat (au demeurant quasi-inexistant) du « pour ou contre » le nucléaire, des déchets, des budgets colossaux ou des problèmes de sécurité nucléaire, mais essayons juste de clarifier le lien entre les enjeux énergétique et climatique.
Pour atteindre la neutralité carbone en 2050 (et ainsi être en phase avec l’accord de Paris), la France doit se débarrasser du pétrole, du gaz et du charbon. Dans cette optique, Emmanuel Macron a fait le choix de pérenniser l’ « avantage nucléaire », en misant sur l’EPR, réacteur de 3ème génération (du type de celui en cours de construction à Flamanville (voir ici). Ainsi a-t-il annoncé relancer le nucléaire avec la construction d’une première tranche de 6 réacteurs EPR2 à l’horizon 2035 (pour la somme colossale de 46 milliards d’euros). Ces nouveaux réacteurs ne seront pas disponibles avant l’horizon 2040, ce qui pose problème face au défi climatique.
Il est aussi question de la fusion nucléaire (de noyaux légers, contrairement à la fission de noyaux lourds, comme l’uranium). Le physicien Greg de Temmerman, cité par le journaliste Nabil Wakim (Le Monde du 29 novembre 2022), nous indique que si la recherche sur la fusion avance rapidement et parvient à se déployer à un niveau industriel, « elle pourrait représenter 1 % de la demande énergétique mondiale vers 2090 », « La fusion reste donc une aventure au long cours, et pas une réponse immédiate au défi de la transition énergétique ».
Mais ni la fusion, cette possible énergie du futur, ni les projets de réacteurs de 4ème génération (ayant la capacité de minimiser fortement les déchets nucléaires les plus radioactifs), ne pourront être massivement déployés avant 2050, date à laquelle il est pourtant impératif d’atteindre la neutralité carbone. De nombreuses inconnues technologiques, économiques et de sûreté, laissent à penser que la fusion nucléaire n’atteindra pas le seuil opérationnel avant la fin de ce siècle…
Enfin, on ne peut que constater que le parc nucléaire français se fait vieillissant, occasionnant des arrêts techniques de longue durée pour en assurer la sûreté (fissures sur les circuits de refroidissement liées à un sous-investissement chronique).
En 2022, entre 20 et 30 réacteurs étaient à l’arrêt, et la situation ne s’améliore que trop lentement aujourd’hui, alors que les frimas hivernaux approchent.
Le socle nucléaire n’est donc clairement pas la panacée. Il n’est pas davantage durable, avant longtemps, compte tenu de notre dépendance aux gisements d’uranium (stocks, accès sécurisé aux ressources, etc.). Un exemple ici : la Russie était en 2021 le 3ème troisième fournisseur de l’Union européenne en uranium naturel, avec 20 % des parts de marché. Le Kazakhstan figure en 2ème position ; or une certaine part de l’uranium extrait dans ce pays enclavé transite par le territoire russe. « Environ 45 % de l’uranium français vient de l’Ouzbékistan et du Kazakhstan, des régimes sous influence russe, et transite dans des cargos russes, ce n’est pas neutre » (selon Pauline Boyer, de Greenpeace). Enfin, outre l’extraction, l’enrichissement et la conversion de l’uranium sont largement opérés par l’agence fédérale de l’énergie atomique ROSATOM, mastodonte russe : le groupe contrôle 25 % du marché européen de la conversion et 31 % de celui de l’enrichissement – des chiffres qui grimpent à environ 40 % et 46 % au niveau mondial (source).
La France et les Alpes-Maritimes sont en retard sur les énergies renouvelables !
En 2020, la France était le seul pays européen à ne pas avoir atteint ses objectifs en matière d’énergies renouvelables, atteignant péniblement le seuil de 19% de renouvelables dans son mix énergétique au lieu de 23%. La France n’est toujours pas sur la bonne trajectoire en matière de renouvelables : selon de nouvelles données publiées le 25 novembre, au 3ème trimestre 2022, le parc éolien français atteignait une puissance de 20,4 gigawatts (GW). L’objectif du pays est d’atteindre 24,1 GW d’électricité éolienne d’ici fin 2023. Du côté du solaire photovoltaïque, la puissance atteint 15,8 GW, contre un objectif de 20,1 GW à fin 2023. Les écarts à combler restent donc importants (source).
Afin de rattraper ce retard, Emmanuel Macron a annoncé, dans son discours de Belfort le 10 février 2022 sur la stratégie énergétique, la multiplication par 10 de la puissance solaire installée d’ici à 2050.
Notons que notre région Provence-Alpes-Côte d’Azur, et plus précisément les Alpes-Maritimes et la métropole niçoise, sont particulièrement en retard sur le déploiement de l’énergie solaire (photovoltaïque et thermique). Alors que notre territoire dispose d’un niveau d’ensoleillement annuel de 2700 heures, contre une moyenne de 1700 heures à l’échelle nationale : cherchez l’erreur ! Dans le plan Climat (PCAET) de la métropole niçoise, il est indiqué que seulement 0,6% de la consommation électrique provient du secteur photovoltaïque ! Ainsi, ne disposant pas davantage de centrale nucléaire, notre région, et notre département, sont particulièrement dépendants des autres territoires sur le plan énergétique. Ça n’est malheureusement pas pour cela que nos élus sont plus sensibles à cette vulnérabilité critique, ni d’ailleurs au principe général de sobriété…
Nos décideurs locaux ne répètent en effet que ces mantras : croissance et attractivité ! De qui parlons-nous ? Du maire de Nice et son copain Muselier, de leurs courtisans, des promoteurs d’un tourisme débridé (Rudy Salles, François de Canson), etc. Ce sont les mêmes qui promeuvent l’extension de l’aéroport de Nice (+20.000 vols par an), qui répandent les panneaux de publicité lumineux dans nos villes, ou en font si peu sur la rénovation thermique de nos bâtiments. En somme, le vieux monde et ses archaïsmes déconnectés des gigantesques enjeux d’aujourd’hui.
L’énergie solaire (mais également éolienne) a pris un sérieux retard dans notre pays. Elle n’est aujourd’hui pas en mesure de répondre à nos besoins énergétiques croissants, et très probablement pour une (trop) longue période encore.
L’hydrogène : leurre coûteux ou vraie bonne idée ?
La molécule de dihydrogène H2 (nommée « hydrogène » en langage courant : ‘’qui génère de l’eau’’) est présentée comme la panacée à tous nos maux : voilà un carburant qui nous affranchira de toutes les énergies fossiles polluantes et climaticides ! Ce que beaucoup font encore mine d’oublier, c’est que cette molécule est très rare dans le milieu naturel, et qu’elle doit en conséquence être produite industriellement. C’est aussi qu’elle est un vecteur d’énergie, et non une source d’énergie. Comme c’est d’ailleurs le cas pour l’électricité. Car électricité et hydrogène doivent être produits par des énergies primaires existantes : pétrole, gaz, charbon, uranium, éolien, hydraulique ou solaire.
Le nœud gordien du problème est ici. L’hydrogène est actuellement produit à plus de 95% à partir des énergies fossiles dans le monde (94% en France), et son usage est majoritairement dédié à l’industrie (production d’ammoniac pour les engrais, nettoyants, explosifs, par exemple), et non à la mobilité. Il s’agit donc, très majoritairement, d’hydrogène « gris », ou « sale ». Si la France entend exploiter son outil très décarboné du nucléaire pour réaliser l’électrolyse de l’eau permettant la production d’hydrogène « jaune » (différent du »vert », produit à partir d’énergies renouvelables : le plan France 2030 prévoit 2 milliards d’euros pour développer l’hydrogène vert), n’oublions pas que le nucléaire ne représente que 10% de l’électricité produite dans le monde.
L’hydrogène restera donc encore longtemps produit massivement à partir d’énergies fossiles, par « vaporeformage » du gaz naturel (méthane) ou par oxydation partielle du charbon, comme en Chine. Au passage, le vaporeformage émet 10 kg de CO2 par kg d’hydrogène produit…
L’avion à hydrogène renouvelable : vraiment ?
Prenons l’exemple emblématique de l’avion à hydrogène, auquel s’accrochent les industriels et les compagnies aériennes, mais aussi de très nombreux élus. De quoi s’agit-il ?
L’hydrogène pourrait propulser les avions selon deux modes : pile à combustible, ou turboréacteurs. Le premier permet la transformation de l’hydrogène en courant électrique alimentant des propulseurs, tandis que le second utilise l’hydrogène comme carburant, comme le kérosène.
Si l’avion à hydrogène est considéré comme un « axe stratégique majeur » par l’industrie aéronautique pour préparer sa transition vers un monde post-carbone, les difficultés sont nombreuses. Les premiers avions commerciaux seraient annoncés pour 2035 (mais qui peut encore le croire aujourd’hui ?). Mais c’est oublier le point majeur soulevé il y a un instant : un avion chargé d’hydrogène « propre » en France, fera escale sur des plateformes aéroportuaires de pays ne disposant que de sources d’énergies fossiles. Hydrogène vert en France pour l’aller, et hydrogène gris pour le retour ? Gardons à l’esprit que le déploiement d’énergies renouvelables partout dans le monde prendra un temps largement incompatible avec l’urgence de l’enjeu climatique. Et passons sur les effets de forçage radiatif des traînées de condensation sur le climat, fussent-elles émises par des turboréacteurs à hydrogène. Peu de différence sur les « effets non-CO2 » entre le kérosène et l’hydrogène.
Même si l’hydrogène présente d’indéniables atouts, de nombreux écueils subsistent, connus de longue date, notamment liés aux aspects techniques de rendement (l’électrolyse est très énergivore puisque son efficacité énergétique n’est que de 25% : 75% de l’énergie utilisée pour la production de l’hydrogène sont donc définitivement perdus), de compression, de stockage et de distribution, ainsi que de sécurité.
Un aparté sur la métropole Nice Côte d’Azur : son président Christian Estrosi a promis une filière d’hydrogène vert locale, notamment pour alimenter une partie importante des bus de sa Régie Lignes d’Azur. Mais il est très difficile de passer le mur de la com’ et de savoir ce qu’il en est réellement, chiffres et projets à l’appui.
Bref, l’hydrogène vert attire aujourd’hui tous les secteurs en quête de décarbonation. Mais on peut d’ores et déjà pressentir une lutte féroce sur sa distribution, à l’image de la concurrence d’usage entre les biocarburants et les productions vivrières. N’allons pas plus loin : l’essentiel est dit. S’il représente une piste intéressante, l’hydrogène ne peut éluder la question des énergies sous-jacentes, nécessaires à sa production, et celle du tempo de son déploiement à l’échelle mondiale, au vu de l’urgence climatique notamment. La bulle hydrogène éclatera-t-elle ?
Passons à la dernière illustration.
La voiture électrique pour tous : LA solution ?
Rodolphe Meyer, de la chaîne de vulgarisation scientifique Le Réveilleur, se fait très explicite : « Je pense que la désinformation sur les véhicules électriques devient plus intense que celle sur le nucléaire ou les renouvelables » (source). Mais cette désinformation cherche souvent à nier ou fortement relativiser l’intérêt du véhicule électrique. L’une des raisons majeures est celle de la non-prise en compte objective de l’ensemble du cycle de vie des véhicules. Le GIEC lui-même indique que « les véhicules électriques alimentés par de l’électricité bas-carbone offrent le principal potentiel de décarbonation des transports terrestres » (résumé pour décideurs, paragraphe C.8). Ce constat est confirmé par une étude de l’International Council on Clean Transportation (2021, ici) : « Même pour les voitures immatriculées aujourd’hui, les véhicules électriques ont de loin les plus faibles émissions de GES sur l’ensemble du cycle de vie. (…) Leurs émissions sont aujourd’hui déjà inférieures de 66 % à 69 % en Europe, de 60 % à 68 % aux États-Unis, de 37 % à 45 % en Chine et de 19 % à 34 % en Inde à celles des voitures à essence comparables ».
Le véhicule électrique présente de très nombreux atouts par rapport à son homologue thermique : moindre impact climatique, très forte baisse des émissions de polluants atmosphériques et des nuisances sonores.
Mais… Car il y a de gros « mais » ! Le véhicule électrique ne règle pas de nombreuses questions : occupation des espaces publics, inactivité physique, accidentologie, coût d’acquisition, besoin de ressources de métaux, emploi (un tel véhicule demande beaucoup moins de main-d’œuvre et moins de maintenance)…
Nous ne pouvons qu’être en accord avec Aurélien Bigo, ingénieur spécialiste des questions de transport : « Ce qu’il faut questionner, c’est bien davantage la VOITURE que l’électrique ». Il est temps de réaliser que chaque voiture thermique ne pourra pas être remplacée par un véhicule électrique, et que le moment est arrivé d’envisager d’autres modalités de transport ! Sobriété et partage doivent également s’appliquer à la mobilité : réduire nos transports subis, partager les déplacements nécessaires, développer la mobilité douce et active, les moyens de transport collectif, la marche et le vélo, apaiser nos territoires et nos villes…
Sobriété et partage : une opportunité historique !
Quelle voie nous reste-t-il, à part finir par accepter la nécessité de donner enfin la priorité à la sobriété ? Ce qui n’empêche nullement d’accélérer la recherche…
Mais sans s’accrocher à la dangereuse illusion qu’il est déjà acquis que la technologie nous permettra de ne rien changer à nos habitudes confortables de vie d’Occidentaux privilégiés et d’atteindre nos objectifs sans effort ni changement…
Il est temps de nous libérer des vieux schémas, des illusions vendues par les bonimenteurs, et de nos habitudes ! Au nom de quoi devrions-nous voir et présenter la sobriété comme une punition collective, ou comme de l’écologie coercitive ? Alors qu’elle est bien plutôt une opportunité historique de vivre en respectant nos milieux de vie et notre planète. Il en va ainsi de la sobriété énergétique, comme de la sobriété d’usage du foncier, ou encore de nos consommations ou de nos déplacements.
Et une fois que nous l’aurons assimilé, le chemin vers davantage de solidarité sera moins long.
On y va ? 😉